Aux larmes, citoyens!

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je n'apprécie guère le mélange des genres. Comprenez-moi bien, je n'ai rien contre la mixité! Mais petite déjà, je préférais une assiette discriminant ostensiblement les pommes de terre, les carottes et le steak à une potée aux allures de capharnaüm culinaire. J'ai développé la même allergie face aux débats télévisés, quand les témoins se croient devenus experts par la seule magie de leur présence dans le poste et que les experts en viennent à nous narrer, en guise d'arguments, les vicissitudes de leur biographie plus ou moins bien assumée.
Aussi, vous ne serez pas étonné de mon étonnement quand, déambulant nonchalamment sur la toile – j'évoque ici le mal nommé Internet: Extraflou me semblerait souvent plus pertinent! –, je trébuchai sur une initiative québécoise et ministérielle pour le moins surprenante: la Semaine des enseignants. Ne vous méprenez pas! Il ne s'agit nullement d'imiter les traditionnelles semaines "sans" (tabac, voiture, belle-mère…). Une semaine sans enseignant, cela existe déjà et s'appelle les vacances. Non, ici, le ministre de l'éducation veut "saluer de façon particulière ces femmes et ces hommes qui travaillent avec passion pour faire de l’école un milieu de vie riche et stimulant pour les élèves du Québec". Jusque là, rien à redire.
Mais dans la foulée, pour donner une consistance au thème de cette semaine – "Présents pour nous… merci pour tout!" –, "les élèves et leurs parents sont invités à exprimer leur reconnaissance envers ceux et celles qui mettent leur savoir-faire au service de la jeunesse". C'est ici que l'affaire se corse! Craignant que les ingrats manquent d'imagination pour témoigner comme il se doit leur ferveur à l'égard de leurs maitres, quelques suggestions d'activités sont livrées clé sur porte. Jugez plutôt l'échantillon que je vous ai sélectionné:
"offrir un cadeau (plante, coffret de tisanes, cadre, etc.) aux enseignants pour leur salle de repos". Et pourquoi pas une mallette en macramé?
"distribuer la lettre du ministre". Ah bon? Je croyais qu'on parlait cadeau…
"préparer un déjeuner pour les enseignantes et les enseignants pendant que les parents sont dans les classes". Ce sera peut-être la semaine des enseignants, mais on doute que ce soit celle des parents!
"écrire une carte ou un mot à un prof en lui disant pourquoi on l’aime ou l’apprécie autant". Là, je crains le pire…
"rédiger un acrostiche avec le prénom de notre enseignant favori en mentionnant ses plus belles qualités". On s'interroge: est-il préférable de se prénommer Luc ou Marie-Dominique?
"chanter une chanson pour la Semaine des enseignants ou préparer un télégramme chanté par un clown". On a déjà fait "Adieu, monsieur le professeur"; et si on faisait une StarAc' pour les profs?
"organiser une chasse au trésor ou toute autre activité favorisant la participation des enseignants". Qu'est-ce qu'on gagne? Un programme des cours sur papier vélin, relié cuir?
"faire un hommage à ceux qui ont le feu sacré". Oh, vous qui, tout feu tout flamme, êtes allés au feu et avez fait feu de tout bois pour garder la flamme de notre motivation et éviter qu'elle ne soit un feu de paille et ne fasse long feu… Euh, je crois que je m'égare!
"obtenir un bonus, une prime, des jours de congé ou de maladie, des congés de surveillance". Question: on peut choisir la maladie?
"engager un motivateur-humaniste pour ces occasions spéciales". Et tant qu'à faire, pourquoi pas un archiscénographe[1]?
Je vous entends d'ici, ami lecteur, me reprocher mon ironie devant une initiative qui se soucie de rendre hommage à une profession éprouvante qui, depuis quelques années, a perdu de son crédit. Tel n'est point mon propos. Ce qui me chipote, c'est le susmentionné mélange des genres et en l'occurrence, on peut citer la cécité de la cité. En effet, je parlerais plus volontiers de respect – plutôt que de reconnaissance –, et celui qui est dû à un enseignant est d'abord affaire de citoyenneté et non d'affection. Qu'en plus, on trouve quelques profs – et si possible, un maximum – sympathiques, je ne suis évidemment pas contre. Mais à force de remplacer ce qui est de l'ordre de la Loi par de bons sentiments, on en viendrait à se croire obligé d'aimer le maitre plutôt que le savoir, à valoriser la séduction au détriment de l'argumentation et à certifier la sympathie en lieu et place de la réussite.
Bon, je vous laisse, ma broderie de mouchoirs m'attend. Ils pourront toujours recueillir mes larmes citoyennes! À moins que je ne les offre à mon prof de karaté…

Eugénie DELCOMINETTE

EXPOSANT neuf n°24, avril 2005





[1] Allusion au spécialiste engagé par Marie ARENA, Ministre-présidente de la Communauté française pour rénover son cabinet.