Je ne sais pas
si vous êtes comme moi, mais il est de ces nouvelles qui m'estomaquent. Ainsi,
le 13 décembre dernier, dans un nocturne quotidien de la capitale de notre beau
royaume, que lus-je? "Les enseignants de la province indienne d'Uttar
Pradesh ont reçu l'ordre d'arrêter de tricoter en cours et d'être plus
attentifs à leurs élèves. Tous, des professeurs aux employés, au primaire et au
secondaire, ont été interdits de tricot dans les locaux de l'école pendant les
heures de cours. Cette interdiction, qui est entrée en vigueur le 26 novembre,
a été décidée après des plaintes de parents d'élèves. Mais les profs
n'entendent pas se laisser faire. «On se concentre mieux quand on tricote», a
estimé un représentant des enseignants, qualifiant l'interdiction de dictatoriale".
Là, on hésite franchement: faut-il s'émouvoir de la
nécessité du rappel à l'ordre ou suffoquer devant la réaction des profs? "Enfin", me diront les
lecteurs que la mauvaise foi n'effraie pas… – entre nous, je ne peux pas croire
que ceux-là lisent EXPOSANT neuf mais, pour les besoins de la cause,
faisons comme si l'un d'entre eux s'était égaré en si bonne compagnie, la vôtre
surtout –; "Enfin, donc, comment ne voyez-vous pas le caractère
hautement scolaire du tricot?".
La fée docimologique s'associe au grand Jacques pour me rappeler cette
strophe patronnesse: "Et un point à
l'envers et un point à l'endroit, un point pour saint Joseph, un point pour
saint Thomas". Ce dernier n'en croit pas ses yeux, ni ses oreilles:
tricoter et évaluer, ce serait donc chou vert et vert chou? De fait! Point
n'est besoin d'être agronome pour voir qu'à l'école, tel élève fait ses choux
gras pendant que tel autre fait plutôt chou blanc.
Mais revenons à la logique des
adeptes indiens susmentionnés: occuper les mains optimiserait donc
l'effervescence neuronale vouée à l'acte pédagogique. Cela ouvre instantanément
des perspectives chatoyantes à nos enseignants en mal de dextres manipulations.
Imaginez un peu! Le magister ès langues anciennes féru de bonsaïs
troquerait la maille du tricot pour la taille de l'abricot. Des racines latines
à leurs consoeurs carrées, il n'y a qu'une abscisse: son collègue de math déclinerait
son penchant géométrique en pourchassant quelques mots judicieusement croisés
dans des cases compatissantes. De virtuoses licenciés en physique pourraient
enseigner les lois de la gravitation en s'illustrant devant leurs élèves au
jokari ou au diabolo tout en fredonnant en mémoire de Clo-Clo: "Ça s'en va et ça revient…".
D'habiles teachers se livreraient au patchwork. Tout en inculquant les
rudiments du basket, les profs d'éducation physique s'évertueraient à colorier
les noms de leurs héros immortalisés en images Panini. Pendant ce
temps-là, leurs confrères historiens seraient incollables en classement
chronologique de leur album philatélique. Pour se tenir en éveil, les experts
d'étude du milieu réaliseraient des maquettes de palmiers certifiés "oasis
de Chebika"…
Il parait même que lors d'une
récente consultation, on aurait repéré un instituteur de Fexhe-le-Haut-Clocher
qui, convaincu qu'il était temps qu'il régisse sa classe selon les principes du
décret de la réussite, s'y adonnerait – aux réussites – par GSM interposé. "Je fais coup double: j'initie ainsi
mes élèves aux technologies de l'information et de la communication",
aurait-il déclaré. Mais attention, quelques bémols quand même: sous la pression
d'instances européennes, un ministre courageux soustrairait sans doute le jeu
d'échecs des activités admissibles au titre du décret "Missions".
De même, les professeurs d'éducation à la santé seraient priés de ne pas rouler
leurs cigarettes en classe et ceux de droit seraient interdits de copie de
fichiers MP3 à partir d'Internet.
Ces quelques réserves mises à
part, qui osera encore prétendre que les activités manuelles sont délaissées
dans l'enseignement? Faire deux choses en même temps: une avec la tête et
l'autre avec les mains. Que voilà une division performante du travail que
n'aurait pas reniée TAYLOR! Et puis, la vie est si courte! Oserais-je vous
avouer que j'ai composé – en le dictant à mon fidèle enregistreur – l'article
que vous êtes en train de lire en jetant un œil sur la rediffusion d'une
émission "La tête et les
jambes"? De l'autre œil, je surveillais la cuisson des oiseaux sans
tête de mon souper. D'une oreille distraite, j'écoutais le concerto de BRAHMS
et de l'autre par téléphone, mon petit neveu Jonathan qui ambitionne de devenir
distributeur exclusif d'EXPOSANT neuf pour
Saint-Pierre-et-Miquelon. Enfin, d'une main, je crayonnais le profil de mon
chat.
Vous m'objecterez que je me disperse. Que nenni! Je
rentabilise mon temps! Et je n'en peux rien, si ces activités simultanées constituent
la seule méthode de travail qui m'aille… de tricot, bien sûr!
Eugénie
DELCOMINETTE