La chaise et la ligne


Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais parfois je ne peux m'empêcher d'associer des choses qui, à première vue, ne semblent pas entretenir de rapport entre elles. Ainsi, cette photo prise à Rennes pendant mes dernières – et déjà trop lointaines – vacances. Me promenant dans le parc du Thabor, je fus frappée par ce militaire alignement destiné sans doute à recevoir les séants mélomanes d'un prochain concert en plein air.


Mais plus encore que la rigueur de l'ordonnancement, ce qui attira mon attention, ce fut cette chaise qui, ostensiblement, tournait le dos à ses consœurs résignées à se perdre dans un anonymat impeccable.
Sans doute, mon psy préféré diagnostiquerait-il dans cet attrait pour l'exception une propension à l'insoumission, voire un refus caractérisé de l'ordre établi. Mais laissons là "ce diplômé, à qui l'désespoir rapporte", comme chante Lynda LEMAY. Abandonnons ses interprétations pour suivre le cheminement de ma pensée. Dieu sait pourquoi – et encore, même Lui, le sait-il? – ce siège sort ainsi du rang: je me plais à imaginer un promeneur négligent qui, après s'être orienté, le temps d'une sieste improvisée, vers quelques rayons de bronze, a omis de replacer la chaise dans sa position initiale. À moins qu'il ne s'agisse du déplacement délibéré d'un précédent photographe, soucieux de créer l'effet de rupture, que j'immortalise à mon tour? Ou, peut-être, la responsabilité incombe-t-elle à un jardinier municipal emberlificotant sa brouette maladroite dans les pieds tentaculaires de cette chaise et qui, sans demander son reste, abandonna la malheureuse à son exclusion géométrique?
Mais, direz-vous, peu importe la cause, pourvu qu'on ait l'effet! Pas si vite, voulez-vous? La trace numérique qui soutient ce billet me permet d'évoquer, par métaphore, le thème de l'erreur à l'école. En effet, certaines erreurs n'ont-elles pas pour fonction de (se) démarquer? Ne croyez pas qu'il est ici question de solde quelconque: ni du savoir qui n'a pas de prix, ni de l'effort si utile pour l'acquérir.
Certains flops d'apprentissage – ou d'enseignement… selon le point de vue que je vous laisse le soin de choisir – ne consisteraient-ils pas, pour certains élèves, à se singulariser pour échapper à un incognito de régiment? Capter l'attention du maitre par une réponse qu'on soupçonne approximative, masquer une ignorance fatale par un bon mot dont on espère qu'il fasse diversion: autant de stratégies "décalées" qui détonnent dans le paysage scolaire.
Comme nous y invite la chaise rennaise, il convient parfois de "s'asseoir pour se regarder marcher"[1]: admettre que, comme le promeneur évoqué plus haut, tel élève a sans doute besoin de souffler un peu; comme le photographe, tel autre nous donne à voir, en négatif, les rigidités du système; comme le jardinier, un troisième exprime gauchement que son attention est sans doute ailleurs…
Bon, je vous entends d'ici: n'a-t-elle rien de mieux à faire en vacances que d'associer des chaises et des élèves? J'abandonne… Je ne voudrais pas être mis au ban de mes lecteurs!

Eugénie DELCOMINETTE

EXPOSANT neuf n°23, février 2005




[1] Titre d'un livre de Michel LECOINTE, Syros, 1980.