Les mots pour ne pas le dire…


Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais la fréquentation des colloques m'a toujours laissée pantoise. Mi-amusée, mi-atterrée. Ainsi, dernièrement et loin d'ici, j'assistais à l'inévitable débat que tout organisateur de symposium digne de ce nom impose à l'assistance sous les fallacieux et pseudo-démocratiques prétextes de rompre la monotonie expositive et d'entrechoquer les dissonances cognitives de quelques intervenants bardés de titres et censés incarner l'arc-en-ciel des points de vue. Ce noble souci de confrontation est souvent battu en brèche par une convivialité de bon aloi que le plus déluré des animateurs s'époumone vainement à faire voler en éclats. Les ressources inépuisables de la langue de bois font le reste pour élimer les hypothétiques aspérités des opinions.
Dans le ci-devant cas évoqué, je fus vite lassée par le ronronnement ping-pongnesque des réparties que s'échangeaient mollement nos émoussés tribuns de service. Je ne pus m'empêcher de noter leurs expressions passe-partout qui pleuvaient comme l'ennui un jour d'averse… me disant qu'elles pourraient toujours vous être utiles le jour où vous seriez appelé à concourir autour d'une table dite ronde, mais qui l'est rarement. Voici donc un florilège de formules "prêtes à l'emploi" glanées lors cette pêche miraculeuse. Elles pourraient constituer une sorte de Tupperware du débat, un tutti frutti de l'argumentation, un préservatif de la controverse.
Lors de votre première intervention, annoncez franc battant: "Il ne doit pas y avoir de sujet tabou!". Et voilà que vous aurez déjà conquis 50% de l'auditoire dans votre escarcelle! Pour rallier l'autre moitié du public, il ne vous reste qu'à affirmer doctement: "Dans la société complexe dans laquelle nous sommes…". Peu importe la suite de votre phrase. L'essentiel est fait: entrer en résonance avec l'auditoire, qui ne peut qu'acquiescer devant tant de perspicacité. Vos auditeurs sont maintenant à point pour vous entendre leur asséner: "On voit bien ici les enjeux!". Surtout, gardez-vous bien de les préciser. Vous perdriez aussitôt le bénéfice de la connivence à peine installée avec la foule en délire devant une telle clairvoyance. Avant qu'un de vos voisins de chambrée verbale ne vous signifie d'être plus clair, lâchez d'un air d'expert: "À l'épreuve de la réalité, cela ne tient pas!". Ah, qu'elle a bon dos, la réalité! Et ne parlons pas du "concret", ce panache blanc auquel se rallie si volontiers tout homme de terrain, ce monstre du Loch Ness des penseurs en chambre, cette idole des praticiens en froid avec les théories. Mais assez parlé, laissez un peu se compromettre vos compagnons de concile.
Restez néanmoins vigilants! Au carrousel du panel, la floche du droit de parole vous reviendra sans crier gare. Pensez que l'auditoire commence à lorgner avec concupiscence sur la pause-café. Aussi, dès que les projecteurs se retrouvent sur vous, affirmez d'un air convaincu: "Je serai bref!". "Ouf!", se disent les assoiffés perpétuels et les vessies impatientes. Pour vous permettre de tenir vos imprudentes promesses, enchainez avec un lucide mais qui n'engage à rien: "La société change!". Eh oui, le temps change, au singulier comme au pluriel. Les taux de change changent. On change d'avis comme de camisole. Mon humeur change. Alors, vous pensez, la société! Il n'y a que le ringard Jules LÉGLISE pour s'obstiner à chanter le contraire[1].
Bon, les effluves du café se faisant de plus en plus sentir, il est temps de conclure. Ici, vous avez le choix. De formation plutôt scientifique, vous opterez pour un réaliste: "C'est sans doute plus compliqué que cela!". Adepte des sciences humaines, vous préfèrerez un réflexif: "Cela me pose fondamentalement question!". Ou alors, si vous êtes un guérillero du paradoxe toujours déroutant, je vous livre ces authentiques répliques scrupuleusement notées dans mon calepin: "C'est une question qu'on ne se posait pas avant l'après-guerre!" ou "Il nous faut former des jeunes qui se sentent bien demain dans le monde d'aujourd'hui!", à moins que vous n'incliniez pour: "Ce n'est pas qu'on n'aime pas le travail, mais il ne correspond pas à nos satisfactions!". Le temps que la salle se soit retournée les méninges pour suivre les méandres de votre théorie psycho-spatio-temporelle, et vous aurez été sauvé par le gong: le Monsieur Loyal de la palabre vous aura remercié pour la limpidité de vos propos dans le brouhaha des départs anticipés vers le salvateur breuvage.

Eugénie DELCOMINETTE

EXPOSANT neuf n°20, juin 2004




[1] Julio IGLESIAS, "Je n'ai pas changé".