Vous avez dit
sport?
Sport-détente ou
sport compétition? Jeter au panier le sport-dopage. Aller droit au but du
sport-épanouissement. Renvoyer la balle du sport-spectacle. Tendre une perche
au sport-loisir. Éviter de prendre le relais du sport-argent. Et dans la
foulée, où fixer la barre du sport à l'école?
Pour 195 mètres…
7554. Sur la ligne de départ de ce marathon, mon dossard s'impatiente. Il est sponsorisé par une banque qui n'a conquis ni mes faveurs ni mon argent. Je lui oppose la publicité de mon singlet qui, lui, court pour une organisation humanitaire. Cette vignette numérique signe à la fois ma singularité et mon appartenance au peloton de ces férus de course à pied, réunis frileusement sur cette dominicale et infinie esplanade. Ces quatre chiffres doublés d'un code-barres me donnent des airs de produit de supermarché; impression renforcée par notre alignement anonyme dans des boxes, tels des bidons de poudre à lessiver dans les rayons.
À chaque fois,
dans la balance, la même exaltation et les mêmes interrogations. L'emballement
d'un nouveau défi tout d'abord, avec tout ce que cela suppose d'espérances. De
confiance en soi aussi, pour pousser l'impertinence jusqu'à se croire capable
de courir 42,195 km. Assurance qu'une juste proportion vient tempérer: assez
forte pour prétendre atteindre le terme de la course et tout autant mesurée
pour éviter de sombrer, par exemple, dans une ambition chronométrique rendue
par avance ridicule.
Mais le pari est
aussitôt teinté de multiples questions. Cela valait-il la peine de s'imposer
trois mois de longues sorties à la nuit tombante, dans des rues désertes et des
chemins de campagne humides? Le classique "mur" du trentième
kilomètre – quand la tête doit vous porter plus que vos jambes – sera-t-il
supportable? Et finalement, seule question qui vaille: quel sens cela a-t-il de
fournir un tel effort? Oui, dans le fond, pourquoi me suis-je inscrit à une
course que je n'ambitionne pas de gagner, et dont je ne battrai même pas un
quelconque record personnel que chaque année qui passe éloigne de plus en plus
au rang des illusions.
Et si le seul
attrait de cette joute contre soi-même était de savourer intensément les 195 derniers
mètres de cette – bien nommée – épreuve? 195 mètres où quelques spectateurs
soudain plus nombreux vous encouragent anonymement comme si vous aviez gagné.
195 mètres que paradoxalement, on voudrait tirer en longueur alors que quelques
minutes auparavant, on désespérait d'apercevoir la banderole finale. 195 mètres
pour éprouver un plaisir difficilement cernable, mélange d'un rassuré "je suis toujours là" et d'un
méritoire "j'y suis arrivé".
La maxime
coubertine "Plus haut, plus vite,
plus fort" me devient de plus en plus étrangère. "Plus" que
qui ou que quoi? "Autrement" conviendrait mieux. "Autrement
haut" pour plutôt voir les choses sous un autre angle, à l'abri des
dopages faciles, des spéculations mercantiles et des classements insignifiants.
"Autrement vite" pour se construire un rapport au temps qui laisse au
corps le soin de vibrer à son rythme. "Autrement fort" pour affronter
les épreuves de la vie, les vraies.
7554. "Je ne suis pas un numéro, je suis un
homme libre", proclamait le héros d'un feuilleton de mon adolescence.
Ou du moins, je le voudrais, un peu perdu dans le dédale de mes motivations.
Loin des stades ou des fauteuils télévisuels, le sport vécu de l'intérieur
peut-il constituer une piste – parmi d'autres – de libération? Vers une forme
de sérénité et de sagesse. Vers l'élaboration patiente et jamais définitive
d'un rapport à soi-même plus lucide. Une sorte d'école, en somme.
François TEFNIN