"Socles de compétences", "capacités
transversales", "évaluation formative"...: des
concepts qui déambulent de cabinets ministériels en salles de professeurs. Des
regards sceptiques ou des oreilles intéressées les croisent... ou les fuient.
Une mode supplémentaire ou de réels enjeux pédagogiques? Allez savoir!
Vous souhaitez savoir? Alors, ami lecteur, accordons-nous ici une
courte pause méthodologique: le temps d'une salutaire introspection! Pour
accéder à la suite de cet article:
* si vous préférez entamer la réflexion par un exemple, nous vous
conseillons de vous rendre à la porte d'entrée N°1;
* si votre fonctionnement habituel vous pousse à consulter prioritairement les auteurs de référence, la porte d'entrée N°2 vous attend;
* si vous ne comprenez jamais aussi bien que lorsqu'on vous explique
pas à pas, avec des phrases logiquement articulées, nous vous proposons
d'emprunter la porte d'entrée N°3;
* enfin, si votre esprit est plutôt synthétique et qu'un schéma fait
son bonheur, la porte d'entrée N°4 lui est destinée.
Avant de vous laisser à vos responsabilités, pouvons-nous vous
suggérer, après avoir exploré la voie d'accès de votre choix, de pousser la
curiosité jusque derrière les portes d'entrée que vous n'aurez pas
prioritairement choisies. Bonne route!
PORTE D'ENTRÉE N° 1
Vous avez préféré suivre un (bon) exemple. Si celui qui suit se
déroule en troisième primaire, nous faisons confiance à votre expérience et à
vos capacités imaginatives pour transférer la démarche ici illustrée à une
classe d'un autre niveau d'enseignement.
"Emmanuelle, élève de CE2, semblait avoir compris la leçon sur
les mots variables et invariables à partir d'une explication (en démarche
déductive, commençant par l'énoncé de la règle), dont elle avait retenu que les
mots variables sont ceux qui changent. Un bref sondage m'indiqua qu'elle savait
ce qu'était un mot variable: elle cita chemise, chaussette, crayon, cahier,
etc. Suivait toute une liste de mots effectivement variables. J'allais arrêter
là mon questionnement et la féliciter quand l'idée me vint de lui demander pour
quelle raison tous les mots qu'elle venait de citer étaient variables.
"Mais, dit-elle, parce qu'on change de chemise et de chaussettes souvent,
et on remplace les cahiers et les crayons lorsqu'ils sont usés!" Emmanuelle
n'avait pas encore clairement distingué la nuance entre la chose et le mot. On
fit une petite leçon de linguistique, adaptée à son âge et aux paramètres
qu'elle gérait bien: j'écrivis le mot trousse sur une feuille de papier et je
lui tendis cette feuille en l'invitant à ranger ses crayons dans le mot
trousse. Elle comprit instantanément qu'un signifiant (mot écrit) est différent
d'un signifié (objet désigné = une trousse); bien entendu nous n'avons pas
utilisé les mots signifiant et signifié avec Emmanuelle. Pour souligner sa
reconnaissance, car elle avait compris, elle me fit remarquer que le temps
était très variable, ce jour-là, alors que le mot de l'est pas, bien qu'il se
termine par un "s".[1]
PORTE D'ENTRÉE N°2
Vous avez choisi la porte d'entrée plus théorique. Suivez le guide,
en l'occurrence, Philippe MEIRIEU qui, dans son livre "Enseigner, scénario pour un métier nouveau"[2],
redéfinit la profession enseignante, telle que, selon lui, elle devrait
s'exercer aujourd'hui. Morceaux choisis:
"... la plupart d'entre eux (les élèves) abordent l'École sans
avoir pu, dans leur environnement familial, être formés à un certain nombre
d'opérations mentales qui sont absolument requises pour profiter des situations
scolaires traditionnelles" (p. 16)
"... la sélection scolaire s'opère sur les résultats
d'activités que l'on n'apprend guère à effectuer en classe" (p. 17)
"... en matière de transmission et de communication, l'École
n'est plus aujourd'hui en position hégémonique" (p. 17)
"Déchargé des tâches de pure information, il (l'enseignant)
pourrait se consacrer au traitement de celles-ci" (p. 18)
"Car il (l'enseignant) ne devrait pas craindre d'être dépossédé
de son pouvoir, convaincu qu'il serait de troquer le rôle de distributeur
contre celui de médiateur, de devenir le garant de l'assimilation et non plus
le spectateur de l'incompréhension" (p. 18)
"... il s'agit d'assumer une véritable mutation
professionnelle, un changement radical dans les manières de "faire la
classe", de présenter le savoir et d'aider à son appropriation" (p.
20)
"... on voit apparaître, à côté d'une "pédagogie de
l'information", ce que l'on pourrait nommer une "pédagogie de l'entraînement"
(p. 21)
"Il ne s'agit plus pour lui (l'enseignant) de présenter des
connaissances à ceux qui, grâce aux stimulations de leur environnement familial
et social, en sont déjà demandeurs, ont déjà construit les opérations mentales
requises pour se les approprier et identifié les procédures efficaces pour eux.
Il s'agit de constituer tous ses élèves comme demandeurs de savoir, constructeurs
de connaissances et stratèges méthodologiques" (p. 77)
PORTE D'ENTRÉE N° 3
Vous avez opté pour la présentation sous la forme d'une
"explication" privilégiant le support verbal. Expliquons-nous donc!
Si nous assimilons la situation d'enseignement-apprentissage à une
communication, dans un premier temps, nous pouvons identifier l'émission d'un
message par l'enseignant à destination d'un groupe d'élèves. Ce message peut
prendre différentes formes: consigne de travail, apport d'informations,
question... Pendant longtemps, les enseignants ont été formés à soigner cette
émission du message, notamment en améliorant sa présentation: découpage d'une
matière en unités simples, illustration des théories par des exemples,
utilisation de moyens audiovisuels... Constatons que les choix pédagogiques de
l'enseignant s'opéraient ainsi "a priori",
selon des critères dont il était le seul... maître. Cette première étape –
celle où l'enseignant enseigne – requérait de sa part un investissement
important, voir le plus important.
Si nous poursuivons chronologiquement le parcours engagé, nous atteignons
la deuxième escale: celle où l'élève apprend. Supposons que les dieux de la
pédagogie soient avec nous et qu'un vent favorable porte jusqu'aux yeux et aux
oreilles de notre public le message émis par le professeur. Dans ces
circonstances favorables, la première démarche réalisée par l'apprenant
consiste à percevoir le message. Nos habitudes perceptives individuelles introduisent
au passage un premier filtre altérant plus ou moins le message de départ.
Le temps suivant est celui où l'élève traite mentalement
l'information perçue: il développe (... ou ne développe pas!) à cet égard une
série d'opérations mentales aussi invisibles que variées dont les verbes
suivants nous livrent une liste non exhaustive: classer, induire, déduire,
comparer, associer, anticiper, découvrir, inventer, combiner, opposer...
Alimenté par tout ce bouillonnement intellectuel, l'élève
"répond" au message par une "production" dont les allures
peuvent être largement diversifiées: de la (bonne) réponse à une (bonne)
question à l'écriture d'une dissertation argumentée, en passant par le regard
circonspect synonyme d'incompréhension.
Bouclons la boucle! Pour l'enseignant attentif, la production de
l'élève constitue un important retour d'information sur le sort réservé à son
message d'origine... à condition de ne pas se limiter à confronter de manière
binairement manichéenne la production de l'élève à la "bonne réponse"
attendue.
PORTE D'ENTRÉE N° 4
Vous avez sélectionné la voie du schéma. Nous vous invitons à
explorer celui-ci en vous interrogeant sur l'activité déployée par l'enseignant
pour gérer les différentes étapes de cette figure systémique.
Après ce parcours différencié, permettez-nous de siffler le
rassemblement des lecteurs pour aborder notre conclusion.
"L'important n'est pas que le maître enseigne, mais que
l'élève apprenne". La mutation demandée aujourd'hui aux enseignants
consiste à déplacer le projecteur qui illumine leur classe: passer de leur
activité à eux (la présentation du message) dont il ne s'agit évidemment pas de
nier toute l'importance, à l'éclairage de l'activité des élèves (perception,
traitement et production d'information). La poursuite de socles de compétences,
de capacités transversales, la mise en œuvre de l'évaluation formative exigent
de s'intéresser prioritairement à ce que l'élève "fait" mentalement,
aux opérations intellectuelles qu'il développe, à "ce qui se passe dans sa
tête" en réponse aux messages de l'enseignant et ce y compris dans les
cours pratiques.
Développer ces capacités fondamentales qui "traversent"
toutes les disciplines confère donc à chaque enseignant, quelle que soit sa
discipline, le titre de "professeur d'intelligence". Bien sûr ceci
suppose la mise en place de dispositifs pédagogiques spécifiques – parmi
lesquels le dialogue pédagogique occupe une place de choix – pour installer,
expérimenter et vérifier l'efficacité des procédures apprises.
Dans une démarche centrée sur l'acquisition de compétences, une
autre exigence se situe dans le regard réflexif que l'enseignant doit apprendre
à jeter dans son miroir pédagogique pour identifier ses propres stratégies
d'apprentissage afin d'éviter de les imposer à ses élèves comme les seules
pertinentes. S'intéresser aux traitements d'information effectués par les
élèves ne dispense pas d'interroger les siens propres, même si cette découverte
requerra sans doute un patient cheminement.
Mais où sont passés les contenus direz-vous? Ils ne sont nullement
évacués. Et ceci au moins pour deux raisons. D'une part, on n'exerce pas des
capacités "à vide": induire, comparer, classer... exige un objet sur
lequel travailler. Les matières restent donc indispensables ainsi que des
savoirs fondamentaux sans lesquels les capacités resteraient pédagogiquement
orphelines.
D'autre part, asseoir des socles de compétences n'est pas exempt de
risque de dérive: celui de verser dans des activités formelles, poursuivies
pour elles-mêmes, dépourvues de sens pour l'élève. Ici également, les contenus
représentent des ressources de choix pour s'assurer contre une technologie pédagogique
désincarnée.
Sur différents contenus, être capable de repérer l'essentiel de
l'accessoire, de distinguer une cause d'une conséquence, de catégoriser des
éléments selon des critères, d'anticiper les effets d'une action... bref,
développer les nombreuses opérations mentales essentielles, voilà le défi à
relever – en équipe – par les enseignants aujourd'hui. Une invitation à une
véritable professionnalisation qui pourrait aussi constituer une forme de
revalorisation (qui n'en exclut pas d'autres): construire un métier d'avenir,
devenir "professeur d'intelligence".
ÉVALUATION FORMATIVE
Vous venez d'atteindre la fin de cet article. Pour y parvenir, vous
avez mis en œuvre une compétence de base: le savoir-lire. Par souci de
cohérence avec notre sujet, nous vous proposons un dispositif sommaire
d'évaluation formative ainsi que quelques suggestions pédagogiques.
* Comment avez-vous conduit votre lecture? Votre compréhension
a-t-elle été facilitée par une succession particulière des quatre démarches
proposées? Préférez-vous la démarche inductive (aller du particulier au
général) ou la démarche déductive (aller de la théorie à l'exemple)?
* Quel rapport établissez-vous entre le fond et la forme? Comment le
style du texte exerce-t-il une influence sur l'adhésion que vous portez aux
idées? Vous serait-il possible d'accepter des arguments en les dissociant de la
manière de les présenter?
* En faisant appel à votre mémoire à court terme, quelle est l'idée
du texte qui vous revient spontanément à l'esprit, celle qui vous a le plus ou
le moins intéressé? À quoi peut-on imputer cette adhésion ou ce rejet: à l'idée
elle-même? à ce qu'elle évoque pour vous dans votre expérience personnelle? à
votre représentation de ce qu'est ou devrait être l'enseignement? au vocabulaire
utilisé? au style employé? ...
* En lisant cet article, êtes-vous resté au niveau du texte en
cherchant à "rentrer" au maximum dans la pensée de l'auteur ou, tout
en lisant, l'associez-vous déjà à des prolongements, des exploitations possibles:
à moyen terme, vous inscrire à une formation dont vous percevez toute la
nécessité pour acquérir des démarches ou des outils, modifier des conditions
organisationnelles pour être efficace; à court terme, écrire vos remarques à la
rédaction ou afficher cet article à la salle des professeurs...?
François TEFNIN
Article publié dans Forum Pédagogies, N° 1, janvier 1994
[1]
Extrait de: CHICH J.-P., JACQUET M., MERIAUX N., VERNEYRE M., Pratique pédagogique de la gestion mentale,
RETZ, Paris, 1991, p.74.