À l'école de ma famille

"Maman qui m'a bercé, nettoyé, décrassé, mouché, harnaché, bordé, caressé, grondé, veillé. Qui m'a conduit à l'école, d'où d'abord je ne voulais pas la voir partir. Où plus tard, je ne voulais pas la voir rester. Où enfin je ne voulais pas la voir venir".
François JACOB, La statue intérieure,
Editions Odile Jacob, Paris, 1987, p. 28-29.

Ami lecteur des Cahiers Pédagogiques,
Si vos yeux parcourent ces lignes, c'est que l'école vous intéresse. Oui, mais à quel titre? Vraisemblablement, pour une majorité d'entre vous comme "producteurs d'école": enseignants, chefs d'établissement, inspecteurs, formateurs, étudiants... Et qu'attendez-vous de votre lecture? Bien sûr, des idées nouvelles, des réflexions stimulantes, des analyses percutantes; éventuellement, telle la lecture d'un bréviaire, avoir le sentiment du devoir pédagogique accompli pour le militant que vous êtes. Peut-être aussi, du plaisir. Bref, un incitant pour comprendre et pour agir. Pour transformer, là où vous travaillez, le rapport Ecole-Famille. "Changer la société pour changer l'école" et vice versa, sous-titre de cette publication. Noble projet.
Plus modestement, ne devrions-nous pas nous rappeler un autre statut qui est également le nôtre: celui d'ancien élève, d'ancien consommateur d'école? Si vous êtes lecteur, voire abonné des Cahiers Pédagogiques, c'est sans doute parce que votre soif de savoir, votre souci d'approfondir la pratique de votre métier s'inscrivent dans une forme particulière de rapport à la connaissance: la vôtre. Et cette relation singulière au savoir se trouve être la fille de l'interaction que votre famille a tissée avec l'école. Comprendre le lien que sa famille a créé, entretenu, négocié, refusé avec l'école sur le mode de l'alliance, de la dépendance, de l'indifférence, de l'opposition (barrer les mentions inutiles), n'est-ce pas le détour obligé de celui qui ambitionne aujourd'hui de modifier le rapport École-Famille? De toute façon, être acteur de l'école aujourd'hui implique qu'on le veuille ou non, de prendre part à l'inévitable cohabitation École-Famille: par action ou par omission, par conviction ou par obligation, mais prendre part immanquablement à cette coopération conflictuelle.
Dès lors, pour clarifier cette participation, accordons-nous un arrêt sur image; rebobinons le film de notre expérience d'élève jusqu'aux temps plus ou moins lointains où nous étions de l'autre côté de la barrière (expression révélatrice s'il en est!). En laissant affleurer les souvenirs, guidons notre introspection en la soumettant aux propositions d'exercices suivants (les réaliser avec quelques collègues, c'est encore mieux!):
1. Compléter la phrase suivante par une comparaison, une image ou une métaphore: "Je peux dire que les relations entre ma famille et l'École, c'était un peu comme..." (distinguer plusieurs "époques" si des modifications sont apparues).
2. Décrire dans le détail un ou plusieurs "incidents critiques" particulièrement révélateurs des rapports famille-école. Ces situations peuvent m'avoir laissé un sentiment positif ou négatif, l'important étant qu'ils me reviennent à la mémoire aujourd'hui à la lecture de cette invitation.
3. Pointer dans les citations ci-dessous celle(s) qui se rapproche(nt) le plus de ce qui fut vrai pour moi.
a.  "Mes parents ne me suivaient absolument pas: j'étais motivé, indépendant et comme je revenais toujours avec de bons résultats, ils ne s'en faisaient pas. Ils vivaient dans leur monde d'adultes et j'étais dans mon monde d'enfants".
b.  "...ma mère passait de l'un à l'autre. Tous les jours, en plus des devoirs du professeur, elle nous faisait faire une dictée de cinq lignes, 'la petite dictée' comme nous disions entre nous".
c.   "Mes parents considéraient que les matières enseignées n'étaient pas tellement importantes, ce qui comptait surtout était de donner à l'enfant un éventail d'informations dont il tirerait sa propre expérience".
d.  "Ni mon père ni ma mère n'avaient eu la chance de faire des études supérieures: pour eux, c'était un pari d'offrir à leurs enfants ce qu'ils n'avaient pas eu, c'est-à-dire des études supérieures ou universitaires".
e.  "À la maison, je n'ai jamais été punie pour mes mauvais résultats. On ne m'a jamais dit 'pas de dessert' ou 'pas de vacances' parce que j'avais un zéro. Je n'avais pas peur de rentrer avec un mauvais bulletin. J'étais gênée par rapport à moi-même parce que je trouvais lamentable d'être si mauvaise, mais au moins à la maison, on essayait de ne pas trop en parler".[1]
f.   "L'école, une institution religieuse voulue par ma mère, était pour lui (mon père) un univers terrible qui comme l'île de Laputa dans les voyages de Gulliver, flottait au-dessus de moi pour diriger mes manières, tous mes gestes: "C'est du beau! Si ta maîtresse te voyait!" ou encore: "J'irai voir ta maîtresse, elle te fera obéir".[2]
g.  ... et moi, que pourrais-je écrire?
En reprenant mes réponses aux trois exercices ci-dessus, que puis-je en retenir aujourd'hui? Au travers de ces souvenirs, de ces expériences, qu'ai-je "appris"? Les questions suivantes peuvent m'aider à clarifier mes réponses:
- Comment caractériser le rapport de ma famille à l'école? Quelle était la fonction prioritaire de l'école pour mes parents (instruire le citoyen, éduquer l'individu, former le futur travailleur)? À quoi accordaient-ils de l'importance? En quoi les messages que mon père et ma mère m'adressaient concernant l'école étaient-ils concordants, opposés (explicitement, implicitement)? Étaient-ils dans la ligne de "l'héritage scolaire" qu'ils avaient eux-mêmes reçu de leurs propres parents?
- Qu'ai-je fait de ce "capital scolaire" reçu de ma famille pour affronter ma propre scolarité? Comment y ai-je réagi: en continuité, en rupture...?
- Comment aujourd'hui ai-je intégré ce bagage dans mes rapports aux parents de mes élèves? En quoi se marque-t-il pratiquement dans mes attitudes, mes convictions, mes préjugés, mes silences...?
- Comment suis-je prêt à décoder, à comprendre, à "faire avec" d'autres rapports à l'école que je rencontre chez mes collègues, mes élèves, des parents? Quelle tolérance ai-je vis-à-vis de ces autres modèles?
Au-delà des textes législatifs qui prescrivent certains dispositifs plus ou moins formels du rapport École-Familles, on aura compris que chaque acteur y (re)joue son propre rapport familial à l'École. Être à l'écoute de son histoire personnelle pour démêler les fils de cette interaction fondatrice entre la Famille et l'École représente dès lors une salutaire introspection pour celui qui veut tenir son rôle dans le jeu plus institutionnel des relations entre les familles et l'établissement dans lequel il exerce. Cette "prise de conscience" lui permettra notamment d'être plus lucide pour trouver des éléments de réponse à la question centrale de cette problématique, celle de la place du jeune: partenaire, arbitre, otage, messager, message, enjeu, objet ou sujet[3]? Voilà bien finalement la seule interrogation pertinente.

François TEFNIN







Article publié dans Cahiers pédagogiques, N° 339, décembre 1995, pp.60-61.
[1] Itinéraires, 30 personnalités belges racontent leur école, FUNOC, 1992.
[2] ERNAUX Annie, La place, Gallimard, 1983.
[3] PERRENOUD Philippe, Métier d'élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF Editeur, 1994.