Avogadro, réveille-moi!

De partout, elles nous entourent. Elles nous désarçonnent, nous inquiètent ou nous font miroiter le mirage d'une improbable toute-puissance. Les sciences qui ont vocation d'expliquer alternent la réponse définitivement éphémère et la question provisoirement irrésolue. Et pourtant, entre incertitude et compréhension, nous devons affronter le monde et ses mystères. Il nous appartient même de les enseigner…


C'était en deuxième latin-math. À l'époque où l'arithmétique des années scolaires se déclinait encore en forme de compte à rebours. Tous les lundis et mardis en cinquième heure – celle de la tentation de la sieste – les horairistes avaient imposé à notre menu le cours de chimie. Sans imagination, nous avions surnommé le prof "Avogadro". Sa voix monotone et rocailleuse venait buter contre une main largement ouverte en guise de visière à hauteur de mon front, dissimulant ainsi mes yeux à demi clos, ce qui ne constituait pas vraiment un indice de concentration, mais plutôt un aveu d'impuissance face à cette Berezina pédagogique.
Trente-cinq ans plus tard, on n'en est plus là: les enfants qui ne savent que faire de leurs parents les emmènent au Parc d'aventures scientifiques de Frameries. Ils lisent "Science et vie junior" et se passionnent pour "C'est pas sorcier!" à la télévision. Avec leur classe, ils participent au concours "L'odyssée de l'objet" quand ils ne visitent pas le musée des sciences et des techniques de Parentville ou le Scientastic muséum de Bruxelles. Leurs enseignants appliquent le projet d'éducation scientifique suggéré dans "La main à la pâte" et, après avoir consulté régulièrement le site Internet de la Cité des Sciences à Paris, leur proposent régulièrement des énigmes motivantes: "D'où vient le vent? Pourquoi le ciel est-il bleu plutôt que vert? Pourquoi ne peut-on se chatouiller soi-même ou éternuer les yeux ouverts?" Les scientifiques eux-mêmes ont déserté les habits stéréotypés que la bande dessinée leur avait confectionnés: oubliant la distraction d'un professeur Tournesol, l'imprévisibilité expérimentale d'un Gaston Lagaffe et la folie inquiétante de Zorglub, ils se révèlent avoir, comme l'écrit R. ELMALEH, "les pieds sur terre, l'esprit dans la cité et la tête à la télé".
Bref, tout va bien! Et pourtant… Nous dépassons mal les réactions épidermiques engendrées par les résultats d'enquêtes internationales attestant les lacunes scientifiques des élèves belges francophones au début du secondaire. Le groupe de travail inter-réseaux chargé de définir les compétences terminales en sciences n'en finit pas de rechercher l'accord entre ses membres au point de nécessiter un arbitrage externe. Quand ils ne s'inquiètent pas de la diminution des vocations scientifiques, les congrès des enseignants de sciences contestent les modifications des grilles-horaires et revendiquent un accroissement de leur part de marché hebdomadaire sous peine de ne pouvoir concilier cours et laboratoire.
Ces soubresauts institutionnels et organisationnels ne devraient pourtant pas nous faire oublier les questions essentielles que pose l'apprentissage des sciences. En voici quelques-unes pour lancer la réflexion.
Comment éviter de faire croire à nos élèves que les connaissances scientifiques sont définitives quand tous les chercheurs nous racontent l'histoire de leurs incertitudes et des effets du hasard dans leurs découvertes?
Comment étendre le champ des préoccupations scientifiques au-delà des inévitables physique, chimie et biologie surreprésentées dans nos curricula au détriment d'autres disciplines pourtant bien utiles pour comprendre notre monde moderne?
Comment apprendre à dire "non" de manière critique aux certitudes "scientifiquement prouvées" et aux évidences éprouvées, a fortiori quand on se sent conceptuellement désarmé?
Comment enseigner la distinction entre le cru et le su en travaillant les relations entre les sciences et les convictions philosophiques et religieuses?
Comment introduire le débat dans nos classes en faisant percevoir les enjeux sociaux des découvertes scientifiques et des applications technologiques tout en permettant aux jeunes de se construire un jugement duquel émerge une action citoyenne?
Comment introduire des démarches pédagogiques variées qui favorisent, comme le suggère J.P. ASTOLFI, tantôt une expérimentation pour voir, essayer, explorer, tantôt des expériences pour tester, contester, argumenter et tantôt des expériences pour démontrer, conceptualiser et modéliser?
Comment, enfin, faire en sorte que les apprentissages scientifiques nous aident à construire  un rapport au monde qui, s'il nous permet de mieux comprendre la matière, les objets, les situations et les autres, nous introduise également à une connaissance plus aiguisée de nous-mêmes? Devant une question scientifique, cette conscience affûtée nous permettra  de reconnaître ce qui fait nos plaisirs ou nos peurs, nos besoins de maîtrise ou nos tentations d'expérimentation, notre goût du risque ou notre exigence de sécurité, notre facilité à supporter l'incomplétude de nos explications ou notre appétit à en savoir toujours plus.
Bref, tout autre chose qu'une somnolence d'après-dîner scolaire dans les bras de Morphée, rébarbative aux vertus de la chimie pourtant amicalement pourvue d'atomes… crochus.

François TEFNIN

Editorial publié dans EXPOSANT neuf N°2, novembre-décembre 2000.