1° septembre 1994. À cette date,
toutes les écoles secondaires francophones organisant un premier degré
certifieront au terme de celui-ci et non plus à la fin de la première et de la
deuxième années. De plus, cette certification devra s'effectuer en référence à
un "socle de compétences".
Pour préparer
ces changements importants, deux ou trois séances de sensibilisation sont
organisées dans chaque école pendant cette année 93-94. Échos d'une séance
parmi d'autres.
Une question
Pour introduire
la réflexion sur la notion de compétence lors de la première demi-journée, les
animateurs proposent aux enseignants trois leçons de mathématique portant sur
un même contenu-matière, mais conçues selon trois méthodologies différentes. La
question relativement générale proposée au groupe est la suivante: "Quelles différences peut-on observer entre
les trois déroulements? Pour les élèves? Pour l'enseignant?"
Des réponses
Généralement,
les premières réponses évoquent le nombre d'élèves à gérer, leur niveau, leur
âge, l'atmosphère de la classe, le temps disponible, la forme du professeur...
bref, l'attention des enseignants se porte d'abord sur les conditions de
faisabilité d'une bonne leçon. Cette réaction peut se comprendre au moins à
double titre: d'une part, il s'agit de réunir les facteurs qui assureront
l'efficacité pédagogique de la séquence d'enseignement; d'autre part, les
professeurs visent à mettre toutes les chances de leur côté de manière à se
sentir à l'aise dans le dispositif choisi et à pouvoir le maîtriser au mieux.
Une deuxième
catégorie de réponses apparaît ensuite: elles concernent les objectifs poursuivis
et les compétences développées selon que l'enseignant choisit l'une ou l'autre
méthodologie. Ce registre est évidemment essentiel puisqu'il concerne l'objet
même de l'apprentissage. Sont ainsi énumérés: le point de départ problématique
d'un déroulement qui favorise la recherche, le caractère expositif d'un autre
qui développe le "savoir-écouter", la nature inductive d'une séquence
qui suscite l'activité de l'élève, le côté déductif d'une autre qui permet
l'acquisition d'un raisonnement logique...
Un incident critique
Lors d'une
séance de sensibilisation, l'intervention d'un enseignant a retenu particulièrement
notre attention. En comparant la démarche inductive (dans laquelle les élèves
doivent résoudre un problème qui est ensuite théorisé par le professeur) et le
déroulement déductif (dans lequel le professeur explique les concepts avant que
les élèves les appliquent dans des exercices), ce professeur affirme: "La première méthode demande des élèves
imaginatifs et la deuxième demande des élèves dociles." En reprenant
mot à mot sa formulation, nous suggérons au groupe de remplacer le verbe
"demande" par le verbe "forme" et de réagir à cette
substitution.
De nouvelles questions
À l'aide des
deux types de réponses évoqués ci-dessus - conditions de faisabilité, d'une
part, compétences et objectifs visés, d'autre part -, nous pouvons lire dans
cet épisode la possible confusion de ces deux niveaux. Comment considérer
l'imagination et la docilité des élèves? Comme des préalables, des conditions
de réussite, des prérequis, des "déjà
là" qui rendront possible le bon déroulement de la leçon? Ou comme
l'objet même de l'apprentissage, un "pas
encore là" à construire?
La distinction
est évidemment fondamentale et elle constitue un choix. En effet, il s'agit
bien d'un comportement actif de sélection sur lequel en tant qu'enseignant je
dispose d'un pouvoir. Il serait donc heureux que ce choix soit le plus délibéré
possible. Peut-être la force de l'habitude, le poids d'un programme perçu
d'abord comme une liste de contenus, la facilité, le fait que certains élèves
maîtrisent "naturellement" ou précocement (parce que bien souvent ils
les ont acquises ailleurs) des
compétences qui devraient faire l'objet d'apprentissage pour de nombreux
autres, le manque de références explicites en termes de compétences à
atteindre... bref, une série de plus ou moins bonnes raisons peuvent-elles
expliquer la transformation d'objectifs de formation en conditions de
faisabilité ou en prérequis.
"La" question
Reste alors une
question: si ces compétences ne sont pas développées intentionnellement à
l'école, où les élèves - tous les élèves - pourront-ils se les appropier? Ceci
rappelle cette phrase de BOURDIEU et PASSERON: "Le système éducatif en ne donnant pas explicitement ce qu'il
exige, exige de tous ceux qu'il accueille qu'ils aient ce qu'il ne donne
pas"[1].
Un raisonnement
analogue – par ailleurs apparenté au cercle vicieux – s'entend parfois à propos
des pédagogies actives. Certains leur adressent un reproche d'irréalisme fondé
sur la même confusion que celle décrite ci-dessus. Selon eux, les pédagogies
actives seraient impraticables parce qu'elles exigent des élèves de faire
preuve de savoir-être et/ou de savoir-faire qu'ils n'ont pas. Heureusement,
serions-nous tentés d'écrire puisque ce sont précisément ceux qu'elles se
donnent pour objectif de développer. Ceci peut également nous faire penser au
paradoxe de l'expérience utile demandée par les employeurs aux jeunes diplômés,
expérience dont on peut légitimement se demander où ils pourraient bien l'acquérir.
L'opportunité de l'actualité
L'accent porté
sur les compétences dans l'actuelle réforme du premier degré peut être
considéré comme une invitation: celle de questionner nos préparations de cours
pour y distinguer les compétences "supposées acquises" et celles
qu'elles sont censées développer ... en évitant la confusion paradoxale, qui
nous ferait considérer trop rapidement les secondes comme faisant partie des
premières. Malgré les avancées des technologies nouvelles, c'est toujours bien
"en forgeant qu'on devient forgeron!"
François TEFNIN
Article
publié dans Echec à l'échec, N° 99,
avril 1994.