Des enseignants neufs

"J'ai senti que je faisais vraiment partie de l'école quand… les élèves ont commencé à me dire bonjour hors de l'établissement".
"J'étais très en colère le jour où… mes élèves chahutaient un peu dans le rang devant la classe. Un autre prof est venu leur faire une remarque devant moi et ils se sont tus immédiatement. Je me suis senti humilié, jugé incapable de faire respecter la discipline. Les élèves me regardaient en rigolant et ça a été encore plus difficile après".
"J'ai été particulièrement heureuse quand… des élèves de 1re année m'ont dit: "Madame, vous expliquez comme Jamy, de l'émission "C'est pas sorcier"!" Et aussi, quand la plupart des élèves d'une classe ont montré à leurs parents une expérience faite en classe".
"Je me suis senti très mal à l'aise… lorsqu'une élève est venue me parler du conseil de classe de la veille en racontant tout ce qui y avait été dit".

Paroles d'enseignants débutants. Expériences diverses. Sentiments partagés. Expériences et sentiments vécus sans doute aussi par des enseignants chevronnés. C'est qu'à l'école, on est un enseignant neuf chaque matin, chaque fois qu'on passe la porte de la classe ou de l'atelier. S'agirait-il d'un métier sans cesse à réinventer?


Exposés neufs
L'occasion était tentante, l'association facile. EXPOSANT neuf numéro 9: des enseignants neufs! Tout enseignant s'apparente à un exposant: sur son étal se déploient les arcanes de la règle de trois, les beautés éphémères de l'accord du participe passé, les vertus trigonométriques de mystérieux sinus, les leçons rarement retenues de l'histoire et quelques coloris défraîchis de cartes géographiques trop rapidement démodées. Sans parler des ambitions techniques rarement à la portée des équipements supposés les développer. Comparer l'enseignant à un représentant du commerce de la connaissance s'accordait peut-être mieux à une pédagogie de la transmission qu'à l'actuelle vague compétentielle. Et pourtant. Ne s'agit-il pas toujours d'appâter un "client" de moins en moins prêt à acheter un savoir dans un sac? Ne faut-il pas souvent user et abuser de la ruse pédagogique au risque de passer aux yeux de certains pour un bonimenteur ou pire encore, pour un camelot dont la marchandise se trouve sans cesse dévalorisée par la concurrence médiatique environnante?
L'enseignant expose une discipline. Il en a maîtrisé les concepts et autres théories; il leur a trouvé suffisamment d'attraits pour vouloir les faire partager. Cette intention initiale – parfois lointaine – alimente néanmoins chaque jour l'exercice de son art; le sort réservé par son public à ses prestations viendra en retour conforter ou au contraire miner ce capital de motivation. La profession enseignante comporte donc cette exigence de transmettre un savoir qui vous a édifié professionnellement, mais aussi personnellement et qui, pour une bonne part, a construit votre manière de voir le monde. Au point que certains éprouvent parfois quelques difficultés à démêler les contours de leur personne et de leur fonction. Un élève studieux valorisera alors par son application la partie d'eux-mêmes qui s'identifie à leur discipline; à l'inverse, un élève récalcitrant contestera l'assurance patiemment échafaudée autour de ces repères. Sans doute, ces deux réactions se manifestent-elles surtout dans l'euphorie des leçons réussies et dans le chagrin des cours chahutés. Il demeure cependant que nous oscillons tous en permanence entre ces deux pôles. Et pour cause: notre statut d'enseignant fait de nous non seulement des exposants, mais tout autant des exposés.
Exposés, nous le sommes certainement. Non seulement à l'alchimie singulière que nous avons mitonnée entre choix disciplinaire et goût de la pédagogie. Mais aussi à notre parcours d'ancien élève dont les réminiscences, sans crier gare, refont surface dans notre gestion de la classe. Et au-delà de ces traces toujours présentes, se profilent notre rapport au savoir et le jeu de nos désirs connus ou inconnus. En pratiquant notre métier, nous nous exposons donc à nous-mêmes autant que nous dévoilons les saveurs des matières que nous enseignons.
Cette confrontation se complète d'une exposition aux regards des autres. Des élèves, bien sûr. Mais aussi, dans leur ombre, à ceux de leurs parents. Et derrière la porte de la classe – illusoire protection – à l'attention des collègues, de la direction, de l'inspection et au-delà, d'une société qui a reconsidéré l'appréciation qu'elle portait à une profession jadis valorisée. De tout temps, l'exposition au jugement a fait partie des règles du jeu; le plus souvent, ces opinions n'atteignaient guère les maîtres, soit que leur statut les en protégeait, soit qu'elles ne franchissaient pas le seuil de l'école. Aujourd'hui, la parole s'est libérée autant des convenances sclérosantes que du bon sens le plus élémentaire. Non contents de s'exprimer, certains joignent le geste à la parole; parfois, l'insinuation se substitue à la vérité, l'accusation tient lieu de dialogue. Les relations entre l'école et les familles autrefois gouvernées par un a priori de confiance se fondent dans certains cas sur un préalable de méfiance.
Ces évolutions de la profession enseignante et de son environnement posent en filigrane la question du risque. Toute exposition – comme toute aventure humaine – ne peut en faire l'économie. Pour affronter un risque, rien de tel qu'une bonne assurance; non celle que l'on souscrit craintivement, mais celle que l'on forge avec audace entre soi et pour soi-même. La tentation de certains de revendiquer le "risque zéro", de voir garantie une obligation de résultats sans faille, ne conduit-elle pas à une frilosité communicative, à une abstention des responsabilités et à un refus de toute initiative? Et dans ces conditions, comment aider des enfants et des jeunes à grandir? Car s'il est bien une entreprise risquée, c'est bien celle-là. Et grandir, consistera toujours à s'exposer – pour les apprivoiser – à l'incertain, à l'inconnu, au neuf…

François TEFNIN

Editorial du N° 9 d'EXPOSANT neuf, mars-avril 2002.