Peut-on parler
de la souffrance à l'école?
Il existe au
moins deux manières d'entendre cette interrogation.
La première
consiste à prêter l'oreille au vécu des différents acteurs – jeunes et adultes
– qu'il s'agisse de leurs souffrances importées de l'extérieur du cadre
scolaire ou de celles générées par l'école elle-même. Peut-on parler des
premières avec pudeur et respect pour ceux qui en sont victimes? Peut-on
rappeler les secondes sans susciter des réactions de culpabilité ou
d'agressivité et sans provoquer immédiatement un jeu inutile de rejet mutuel des
responsabilités?
La deuxième
interprétation de la question revient à se demander si la souffrance peut être
objet d'apprentissage. Entre la recherche de sens que peut entreprendre une
approche philosophique et les explications apportées par un cours de biologie,
entre les souffrances des peuples éclairées par une leçon d'histoire et les
témoignages individuels qu'offre la littérature, entre les recherches
documentaires effectuées pour un travail de fin d'études et une opération
caritative au bénéfice d'un projet humanitaire, ce thème peut-il devenir
"matière scolaire"?
Et si les
réponses à la deuxième interprétation permettaient simultanément d'alléger les
souffrances évoquées à la première? En revanche, une réponse négative aux deux
questions forcerait à taire et à se taire dans le premier cas et à occulter une
dimension essentielle de l'expérience humaine dans le second. Dès lors, la
souffrance? Parlons-en!
Il faut souffrir pour être rebelle
L'école n'est
pas vaccinée contre la souffrance. Chaque matin, nombre d'adultes, de jeunes et
d'enfants emportent avec eux en classe la compagnie indésirable d'une maladie
grave, la mort mal cicatrisée d'un proche ou un divorce irrésolu, les unes et
les autres remettant en question un avenir qu'on présumait serein. Défaillances
corporelles, atteintes morales, mais aussi problèmes financiers ou difficultés
sociales, personne ne peut se prétendre à l'abri des interférences de sa vie
privée dans son métier d'élève ou d'enseignant.
Comme si cela ne
suffisait pas, l'école elle-même peut être source de souffrance. Tout d'abord,
en ce qu'elle est un milieu de vie comme un autre. S'y déploient dès lors
toutes ces blessures suscitées par des revers relationnels: la meurtrissure
d'une remarque inutilement méprisante, l'épuisement généré par un chahut non
maîtrisé, l'amertume ressentie dans la foulée d'une punition injuste, la
torture lancinante d'un racket inavoué, les bleus de coups réels ou de
violences symboliques, les peines associées à l'exclusion et au harcèlement…
Ces différentes épreuves déjà pénibles en soi peuvent raviver ou exacerber les
premières douleurs évoquées, celles qui trouvent leur origine à l'extérieur du
cadre scolaire.
D'autre part,
l'objet même de l'activité scolaire - l'apprentissage - n'est pas indolore. Bien
sûr nécessite-t-il l'effort, même si certains prétendent qu'il est devenu à ce
point rare qu'il en finit par être considéré comme un luxe ou une maladie. Mais
la souffrance va au-delà. Elle peut désigner le désarroi imposé par le saut
dans l'inconnu qu'exige l'initiation à une matière nouvelle: tout le monde
n'est pas également prêt à quitter les rives rassurantes de ce qu'il sait pour
foncer dans le brouillard de l'inconnu sans autre bouée que la confiance à
accorder au guide. La souffrance est aussi celle de la mise à mal de l'image de
soi quand la compréhension se fait récalcitrante. Les conséquences d'une étude
rétive ne sont déjà pas plaisantes, même si l'apparente insouciance affichée
par certains élèves pourrait nous laisser croire à leur insensibilité; un échec
confirmé à la fin de l'année altère un peu plus encore une vision de soi-même
mobilisable pour de nouvelles tentatives. Que dire alors de ce qui apparaît
bien souvent comme une labélisation de l'incompétence, à savoir l'étiquetage
sous la forme d'un handicap? Il faut alors trouver les mots justes pour aider
les uns et les autres à faire le deuil de certains projets et à réinvestir dans
de nouveaux essais.
Devant ces
différentes silhouettes du mal être scolaire, faut-il vraiment s'étonner des
réactions de certains jeunes pour lesquels, la charge devient trop lourde. Certains
retournent alors contre eux – parfois jusqu'aux dénouements les plus tragiques
– le trop-plein d'inquiétude qui les envahit. D'autres ne trouvent d'issue que
dans des comportements caractériels difficilement compatibles avec le travail
et la vie en société scolaire. Ne peut-on lire les attitudes des uns et des
autres comme l'expression d'une souffrance: il faut souffrir pour être rebelle,
pour refuser même maladroitement ce qui fait mal. N'y a-t-il pas une certaine
logique, même si c'est quelquefois celle de la fuite, à ne pas se laisser faire
quand on n'aperçoit pas d'issue? Cette rébellion ne peut-elle pas constituer un
point d'appui plutôt qu'un motif à punition? L'épreuve ne se limiterait plus
alors à être synonyme de malheur. Sa signification dans le champ de la compétition
nous inciterait à lui attribuer les vertus du dépassement de soi. Le monde de
l'imprimerie nous rappellerait qu'une épreuve est utilisée pour effectuer des
corrections avant un tirage de meilleure qualité. Le sens photographique du
terme évoquerait avec optimisme la production d'une image issue d'un négatif.
Ces différentes acceptions n'ont-elles pas finalement quelque chose à voir avec
l'apprentissage et celui-ci n'est-il pas au cœur même de l'école?
François TEFNIN