Entre l'école et les familles


Du haut de leur estrade le plus souvent disparue, les enseignants ne peuvent s'empêcher d'apercevoir derrière chaque élève l'ombre de ses parents: collaborants ou absents, confiants, méfiants ou démissionnaires, points d'appui fidèle ou de contestation potentielle.
Autour de la table familiale concurrencée par le bruit de fond télévisuel ou le décalage des horaires individuels, les parents élaborent une image des enseignants à travers la narration d'incidents critiques ou d'anecdotes dont ils soupçonnent la juvénile amplification stratégique.
Réunions de parents, fancy-fair, conseil de participation, entrées et sorties de l'école…: autant d'intersections entre ces deux ensembles dont le principal commun dénominateur reste évidemment le jeune sollicité tantôt comme élève, tantôt comme enfant. Dans la relation École-familles dont le jeune est le fondement même, les échanges sont nombreux et diversifiés, formels et informels, pacifiques ou tendus.
Plutôt que d'analyser les caractéristiques des uns ou des autres, ce dossier souhaite éclairer quelques aspects de cet espace entre l'École et les familles: entre distance et proximité, entre étrangeté et familiarité, entre ignorance et communication. En adoptant un tel point de vue, le pari est d'abandonner nos vieux réflexes accusateurs et nos désirs omnipotents autant qu'irréalistes de vouloir changer l'autre. Pour tenter plus réalistement de modifier plus réalistement la relation.


"Nous sommes les parents d'André…"

Devant moi, elle s'assied sur le bord de sa chaise, à moitié pour mieux entendre, à moitié déjà prête à partir pour ne pas trop déranger. Lui se cale au fond de son siège, histoire d'imposer une distance salvatrice en amortie des remarques qu'il pressent négatives. Il est vrai que leur fiston – du moins celui de la dame puisqu'il s'agit d'un remariage – ne brille pas spécialement à mon cours ni dans les autres d'ailleurs.
Dans le fond, même si j'en suis à mon dix-neuvième rendez-vous vespéral, je ne voudrais pas être à leur place. La dernière fois que j'ai endossé mon paletot de parent d'élève, c'était pour Nicolas. Son prof de langues modernes leur infligeait des listes de vocabulaire à mémoriser par coupures de vingt dans l'ordre alphabétique. Avec des ruses de Sioux, j'avais tenté de suggérer que peut-être… Il ne lui avait pas fallu plus de deux phrases pour me faire battre en retraite et me convaincre qu'on ne m'y reprendrait plus.
- Pensez-vous que la situation soit irrémédiable, hasarde-t-elle.
Auscultant d'un regard professionnel mon cahier de cotes qui me sert de premières lignes avancées, je me donne une contenance en ayant l'air de calculer une improbable espérance de réussite scolaire. J'ai souvent vérifié que les cotes constituent un thermomètre au mercure vagabond que la moindre embellie peut domestiquer à la hausse. En troisième latine, j'avais commencé à sortir définitivement du rouge – ou du moins du rose – le jour où le prof de latin m'avait chargé à l'arrêt du bus pour me covoiturer dans sa vieille Fiat 500 jusqu'à l'école.
- Ne pourriez-vous pas lui donner des exercices supplémentaires, suggère le beau-père enfin sorti de son poste d'observation.
À croire qu'il a lu notre projet d'établissement: "Nous nous efforcerons d'apporter à chaque élève les aides personnalisées dont il a besoin". Et vive la pédagogie différenciée! Merci, monsieur MEIRIEU; mais est-il bien normal que je doive accepter des heures sup quand André affiche un découvert à la pointeuse de son travail journalier?
- Parce que vous comprenez, nous faisons ce que nous pouvons, mais les relations avec son père sont difficiles; pour le moment, ils ne se parlent plus guère…
Il faut croire que j'ai une tête à attirer les confidences. Ce sont les sixièmes parents qui m'entretiennent de leurs difficultés familiales. Moi, je suis prof. Je ne suis pas psy. D'ailleurs, mon père me disait toujours: "L'école, c'est l'école. La maison, c'est la maison. Ce qui se passe ici ne regarde pas tes profs." Je n'ai pas été préparé à jouer les conseilleurs. Est-ce que je peux leur offrir autre chose que mon expérience personnelle? Et ce qui est bon pour moi est-il forcément bon pour eux?
- On ne voudrait pas vous retenir trop longtemps…
Effectivement. Ils ont épuisé leurs dix minutes. Derrière, j'entends déjà la mère de Brigitte. On se demande tous pourquoi elle vient encore. À croire qu'elle a besoin de recevoir sa ration de félicitations trimestrielles. Enfin, c'est la loi du genre. Le rituel immuable.
Vraiment immuable? Au fait, André, Brigitte, que peuvent-ils bien en penser? Je me rappelle les lendemains matins des réunions de parents. Au petit déjeuner, je ne savais trop s'il fallait insister pour savoir ce qui s'était dit sur mon compte. Est-il utopique de croire qu'il serait plus utile d'abandonner ces apartés "sur" et de leur substituer un parler "avec". Que nous apprennent aux uns et aux autres – tant les adultes que les jeunes – de telles séances de confessionnal? Non pas en matière d'informations sur les compositions familiales ou sur les résultats scolaires; que nous apprennent-elles comme habiletés relationnelles, comme modèles de résolution des problèmes, comme confiance à témoigner à l'autre au point de croire que nous pouvons traiter avec lui des choses qui nous concernent tous?

François TEFNIN



Editorial du N° 3 d'EXPOSANT neuf, janvier-février 2001.