"Depuis une dizaine d'années,
l'environnement de l'École est traversé par des mutations qui vont en
s'accélérant. Celles-ci affectent l'institution scolaire et ses acteurs, les
incitant à revoir une série de conceptions traditionnelles".
Ces deux phrases introduisent le
rapport d'un groupe de travail mis en place dans la perspective du Congrès de
l'enseignement catholique en octobre 2002. Ce groupe a concentré ses recherches
sur la question du sens de l'école chrétienne. Il a pointé plusieurs mutations
récentes[1]
parmi lesquelles nous retiendrons ici la tendance à l'individuation que nous
chercherons à illustrer de deux manières.
De quoi s'agit-il?
Aujourd'hui plus qu'hier, l'individu
se pense à partir de lui-même et non plus en référence à des normes sociales.
Autrefois – mais cet autrefois n'est pas encore si lointain – différentes
institutions (religieuses, politi-ques, syndicales, associatives…) suggéraient,
proposaient, énonçaient, dictaient… – le degré de directivité pouvait varier
selon les institutions et surtout, selon la manière dont les percevaient les
personnes – des valeurs, des principes en référence auxquels situer ses
comportements et ses convictions. Aujour-d'hui, l'individu exerce sa liberté de
plus en plus précocement et décide en toute autonomie de ses investissements
dans des actions ou des groupes qu'il choisit. Quitte à ce que ces engagements
soient limités dans le temps, moins "stables" et sans doute davantage
critiques qu'auparavant. Dans cette évolution des mentalités et des
compor-tements, on observe que le droit individuel tend à primer sur le devoir
et que la construction personnelle l'emporte sur la participation à la
construction sociale. Dès lors, les convictions personnelles (philo-sophiques,
religieuses, politiques…) rentrent dans le domaine de la vie privée. Souvent,
elles s'accompagnent d'une plus grande tolérance qui reconnait à chacun le
droit de mener l'existence qui lui convient sans avoir à se justifier.
Éclairons ce phénomène d'indi-viduation de deux manières.
Quelques illustrations médiatiques
Écrans de notre époque – dans le
double sens du terme écran: qui permet de montrer ou de cacher –, les médias
représentent de bons "révélateurs" des idées et des valeurs dans
l'air du temps. Ainsi, à la télévision, l'émission "C'est mon choix" (France 3) illustre-t-elle bien le phénomène
d'individuation. Sur des sujets les plus divers, Monsieur et Madame
Tout-le-monde viennent argumenter et défendre leurs choix, notamment en
conformité avec ou en réaction contre le milieu familial ou social.
Le domaine de la chanson nous offre
un autre champ d'observation de cette manifestation. "Chacun fait, fait, fait / C'qui lui plait, plait, plait",
scande CHAGRIN D'AMOUR. Véronique SANSON quant à elle, affirme à la cantonade:
"Besoin de personne / Quand je me
suis fait ma loi (…) / Besoin de personne / Pour choisir le chemin de ma vie"
ou encore "Danse, danse, danse /
Fais comme tu sens / Danse, danse, danse / Fais comme tu veux". En
écho, Hélène SEGARA entonne: "Libre
de choisir sa vie / Sans un anathème sans un interdit / Libre sans dieu ni
patrie". Cette "injonction" à l'indépendance est aujourd'hui
perçue comme un droit: "On a tous le
droit / D'aimer sa vie ou pas / De faire sa route / De faire son choix"
(Liane FOLY). Ce droit se justifie par une évidence existentielle: "Je n'ai qu'une seule vie / Chaque jour cette
pensée m'obsède / Je n'ai qu'une seule vie" (Gérard DE PALMAS). Pour
faire face à cette hantise, on peut croire de manière optimiste que "C'est entre nos mains / Qu'on tient le
meilleur" (Liane FOLY) et fort de cette image de soi positive,
l'individu est poussé à prendre des initiatives puisque "… celui qui n'essaie pas / Ne se trompe qu'une
seule fois" (Liane FOLY). Pourtant, devant les bruits du monde, la
tentation peut être grande de se replier sur soi ou sur nous: "Débranche, débranche / Coupe la lumière et
coupe le son / Débranche, débranche tout / Débranche, débranche, débranche tout
/ Revenons à nous" (France GALL). On le voit, le phénomène
d'individuation s'exprime de façon très explicite dans les hit-parades.
Des illustrations pédagogiques
L'école n'est évidemment pas à
l'abri de cette tendance à l'individuation. Nous en prendrons deux exemples.
Sous l'influence des recher-ches qui ont mis en évidence les différents
"styles d'apprentissages" des élèves, s'est développée une pédagogie
différenciée (même si ce développement parait encore parfois mineur). Le risque
potentiel de ces pratiques serait d'isoler l'élève dans "son" style
sans chercher à lui en faire acquérir d'autres d'une part, mais surtout sans
lui permettre de relier ses apprentissages à ceux de ses compagnons de classe.
Un usage abusif de fichiers individualisés peut illustrer cette possible
dérive.
De même, l'accent mis sur un
développement mal compris des projets personnels des élèves peut conduire à un
repli sur soi et sur ses seuls centres d'intérêt. Les objectifs de l'École tels
que définis par le décret "Missions" (article 6) consistent à
poursuivre "simul-tanément et sans hiérarchie" le dévelop-pement de
la personne mais aussi la formation de l'acteur socio-économique et du citoyen,
tout en veillant à assurer des chances égales d'émancipation sociale. La
construction de projets personnels représente certes une démarche féconde mais
elle doit obligatoirement s'articuler à des projets collectifs (de groupe, de
classe, d'établis-sement). Une des responsabilités des enseignants est d'aider
à jeter des ponts entre ces deux types de projets: comment la réalisation d'un
projet collectif peut-elle nourrir les projets individuels des élèves? À
l'inverse, comment mes compétences, mes motivations, mes intérêts, peuvent-ils
contribuer à la réussite d'un projet collectif?
Résiste…
On le voit, le
phénomène d'individuation est bien à l'œuvre tant hors de l'école – chacun
trouvera aisément d'autres exemples dans son environnement – que dans l'espace
scolaire. La recherche d'une identité par définition individualisée d'une part,
l'élaboration d'une appartenance à un ou des groupes d'autre part, constituent
les pôles d'une tension permanente à laquelle est soumis l'acte éducatif. Privilégier
exagérément un de ces deux pôles reviendrait, dans le cas de l'individuation, à
poser ultimement la question de notre capacité à vivre ensemble. Aussi, l'École
doit-elle sans doute en cette matière faire preuve de résistance. Et dans cette
voie, on peut même trouver des encouragements dans la chanson: "Résiste / Prouve que tu existes / Cherche
ton bonheur partout, va / Refuse ce monde égoïste (…) / Danse pour ceux qui ont
peur / Danse pour les milliers de cœurs / Qui ont droit au bonheur…"
(France GALL).
François TEFNIN
Article publié
dans le N° 7 d'EXPOSANT neuf, novembre-décembre 2001.
[1] Voir le
document "Congrès d'orientation de
l'enseignement catholique, 11-12 octobre 2002, Rapports des groupes de travail",
septembre 2001, particulièrement les pages 3 à 11.