Exemple vécu lors d'une animation
de journée pédagogique. Avec une collègue, nous animons un groupe de professeurs
de français avec pour objectif de construire des séquences de cours qui
intègrent évaluation formative, pédagogie différenciée et compétences
transversales. Thème choisi: la lecture. Chacun est invité à décrire une
expérience déjà menée en la matière et à en relever les points forts et ceux
susceptibles d'amélioration.
Les participants
s'engagent dans le travail; l'ambiance du groupe est bonne. Une participante
détaille une séquence et les modifications qu'elle compte introduire prochainement
en classe. Enthousiaste, elle ponctue une de ses interventions par cette
phrase: "Je sens qu'ils vont me
faire un bon travail!" Mon sang d'animateur ne fait qu'un tour
d'introspection et hésite entre deux attitudes: favoriser l'expression de la
participante en la laissant terminer son exposé ou profiter de ce qui se dit hic et nunc pour suggérer une analyse.
En cohérence avec mon sujet, je marque ici
le temps mort nécessaire à vous laisser choisir l'option que vous auriez prise.
Ce sont les mérites du différé de permettre de sélectionner en toute quiétude
une solution mûrement réfléchie. Avez-vous tranché cet insupportable dilemme?
Retour au direct.
N'écoutant que
mon intuition, mais sentant le terrain glissant, je rassemble tous les trésors
de délicatesse dont je suis capable et je risque: "Si je peux nous interrompre cinq minutes, je nous propose de revenir
sur une phrase que vous venez de prononcer". Regards interrogatifs. Je
répète l'objet du défi métacognitif. Aussitôt – mon intervention sentirait-elle
le piège bien que je n'aie encore formulé aucune question? –, deux enseignantes
volent au secours de leur collègue: "Oui,
mais ce qu'elle a voulu dire, c'est …"
À partir de
"Je sens qu'ils vont me faire un bon
travail!", on pourrait s'interroger sur ce qui permet de "sentir": à quels indicateurs, à quelles
conditions mises en place puis-je savoir que cette fois, cela va
"marcher"? De quelle nature sont les modifications responsables de
cette confiance affichée? On pourrait relever l'importance du regard positif du
professeur sur la performance de l'élève et pointer ici une manifestation de
l'effet Pygmalion[1] mis en
évidence par ROSENTHAL. On pourrait s'arrêter sur le "me" et réfléchir au destinataire du travail produit par les
élèves: l'enseignant, l'élève lui-même, les élèves entre eux, des acteurs en
dehors de la classe? Avec quels avantages en termes de motivation selon la
"cible" retenue? Mais surtout avec quelle conception de
l'apprentissage et de l'éducation, avec quelles valeurs sous-jacentes? On
pourrait faire le lien avec les thèses de Philippe MEIRIEU sur l'impossible
position de l'enseignant tenu de mettre en place des conditions d'apprentissage
"comme si" l'élève voulait apprendre, mais toujours tributaire du bon
vouloir de l'apprenant auquel il ne pourra jamais se substituer au risque de se
prendre pour un Frankenstein d'occasion. On pourrait…
Le lecteur
attentif a remarqué que depuis un paragraphe, les verbes se sont parés du conditionnel
qui permet – après coup – d'évoquer une série de pistes dont, dans la modestie
de la réalité, une seule a été tentée. Après l'appui aussi spontané que
solidaire des deux collègues, je risque: "Que pensez-vous du terme 'me' dans la phrase"? Les réponses
obtenues m'incitent à me montrer rassurant en mettant en évidence le caractère
"normal" du plaisir éprouvé par un enseignant devant un bon travail
fourni par ses (les?) élèves, de même que la légitime satisfaction de se sentir
"pour quelque chose" dans cette réussite. Les regards s'apaisent. Je
termine par quelques remarques sur le destinataire du travail avant de
reprendre le cours normal de l'animation.
"Cours
normal"? Rétrospectivement, je m'interroge. Quelle part accorder à l'ordre
du jour annoncé (construire des séquences d'apprentissage) et quelle place
improviser pour un travail plus
métacognitif? Bien sûr, l'un n'exclut pas l'autre puisque l'un ne peut pas s'effectuer
sans le support de l'autre.
Mais en termes
de changement de logique – de l'enseignement à l'apprentissage – j'ai la
conviction que l'animation pédagogique ne pourra se dispenser de cette
obligation coopérative (enseignants-animateurs) de mener une analyse réflexive
des pratiques. Non pas tellement en termes d'efficacité ou de créativité
pédagogique ou de rapport coût/bénéfices ou de validité technique ou de… Il
s'agit de mener une réflexion en profondeur sur les implications éthiques,
psychologiques, sociologiques des pratiques privilégiées. Peut-être, sans y
prendre garde, entretenons-nous d'ailleurs un malentendu avec les enseignants.
N'avons-nous pas trop tendance à mettre en avant le côté "technique"
des réformes et des innovations? Insistons-nous suffisamment sur ce nécessaire
travail sur soi (singulier et collectif)? Osons-nous (avec stratégie certes,
mais néanmoins clairement) "annoncer la couleur" quand on sait que le
premier "outil de travail" de l'enseignant est sa personne elle-même
et que l'essentiel de sa pédagogie passe d'abord par le regard qu'il jette sur
lui-même, sur l'élève, sur le savoir? Que ces trois éléments n'existent pas en
eux-mêmes, mais sont obligatoirement "déformés", mais tout autant
formateurs par le point de vue qui les habite.
Mener un tel
travail avec les enseignants suppose donc de clarifier le contrat qui nous lie
quand nous travaillons ensemble. Une autre condition essentielle pour pouvoir
mener une telle réflexion avec des collègues réside évidemment dans le fait de
se l'appliquer d'abord à soi-même. Dans le respect des personnes, arriver à
mener en tant qu'animateur une telle analyse réflexive avec des groupes d'enseignants
pourra m'amener à "sentir qu'ils
vont me faire un bon travail". Qu'est-ce que cela signifie pour moi?
François TEFNIN
Article paru
dans La lettre de l'animation pédagogique
(du diocèse de Liège) N° 4, janvier 1997.
[1]
Encore appelé prophétie
autoréalisatrice, l'effet Pygmalion désigne l'influence sur
l'évolution scolaire d'un élève d'hypothèses sur les aptitudes de celui-ci et
notamment des attentes des enseignants à son égard.