Comme la
nostalgie, la décision ne serait plus ce qu'elle était.
Cela voudrait
donc dire qu'avant, elle était plus… aisée à prendre? A faire appliquer?
Mais avant quoi?
Avant la montée de l'individualisme contemporain. Celui qui a vu s'accroitre
les marges de liberté. Mais quand, parallèlement, celles de la responsabilité
n'épousaient pas les mêmes courbes ascensionnelles.
Aujourd'hui
fleurissent des recours pour tout. Et en miroir, des assurances tous risques.
Pour gagner
notre statut de sujet, il nous faudra bien inventer ou réinventer le courage de
décider. Sans plus pouvoir compter sur certaines formes d'autorité
définitivement disparues. Et donc sans nostalgie.
Mais qui décide, ici?
Se réapproprier
leur métier. Les enseignants le revendiquent. Notamment, à la faveur de l'une
ou l'autre consultation. Doléance aussitôt relayée par quelque ministre adepte
du "Je vous ai compris". Ce
hold-up professionnel est-il avéré, résultat d'injonctions et de contraintes à
ce point astreignantes… et effectivement suivies, qu'elles réduiraient l'espace
d'initiative à une peau de chagrin? Ou alors cette proclamation d'une profession
kidnappée est-elle davantage le symptôme d'un malaise indubitable, mais à ce
point complexe qu'il mérite sans doute plus d'une cause. Je laisserai au lecteur
le soin de trancher cette question qui n'a sans doute rien de binaire.
Quelle que soit
l'hypothèse retenue, il est un champ de la vie scolaire sur lequel l'enseignant
individuellement et collectivement garde une influence certaine, c'est celui –
fondamental – de la réussite des élèves dont il a la charge. Arrêtons-nous un
instant à ce moment décisif dans la vie d'un élève, celui de la délibération de
réussite ou d'échec. Une décision à haute valeur ajoutée… ou perdue! Plusieurs
modalités de lecture sont disponibles, déclinables comme une conjugaison.
Je décide. En conscience, sur la base
d'évaluations à l'abri de tout reproche docimologique, pour l'ensemble des
matières au fondamental, pour ma discipline ensuite, j'évalue les potentialités
de chaque élève/étudiant à poursuivre son parcours scolaire. Dans ce cadre, la
solitude de l'enseignant constitue un handicap puisqu'il peut – et c'est humain
– laisser son jugement se
contaminer par des considérations doublement personnelles: celles liées à sa
connaissance de la situation de l'élève et plus sournoises, celles liées à ses
propres prismes déformants.
Nous décidons. Œuvre collective, le
conseil de classe délibère. La somme des évaluations s'en trouve mâtinée
d'éventuels rééquilibrages négociés plus ou moins sereinement. La dimension
collective n'annihile pourtant pas les biais subjectifs qui peuvent même s'amplifier
au gré de la bien connue dynamique des groupes.
Tu décides. Dans l'impossibilité de
trouver un accord collectif ou face à une hésitation individuelle, il arrive
qu'on s'en remette à l'arbitrage d'un tiers, souvent le directeur. Censée être
"au-dessus de la mêlée", cette position le prive a contrario de perceptions plus directes de la situation de l'élève
considéré.
On décide. Devant les difficultés de
trancher et de tenir à distance toutes les distorsions possibles de l'évaluation,
la tentation est grande de recourir à une anonymisation de la décision.
Tentation renforcée encore aujourd'hui par les interventions parfois intempestives,
mais toujours mal perçues de certains acteurs. L'examen externe ou le recours à
un logiciel de synthèse des évaluations représentent deux exemples de
procédures ainsi "dépersonnalisées". Même la définition récente des
compétences peut participer de ce mouvement si elle fait davantage office de
paravent que de référentiel.
Décider n'est
pas simple. Et aucune méthode n'est exempte de failles potentielles. Évidente
dans la quatrième hypothèse, l'illusion serait de croire qu'une formule
pourrait précisément dispenser de décider. C'est-à-dire de choisir. Et donc de
devoir assumer un risque, une part d'incertitude irréductible. Et donc aussi de
se tromper. Face aux données immanquablement complexes, arrivera toujours ce
moment où il faut "se jeter à l'eau" en n'ayant pas toutes les garanties
d'infaillibilité. C'est bien cette part de vide qui nous rend humains et
conditionne notre liberté, à l'écart de toute dérive mécaniciste.
Se réapproprier
leur métier: une revendication légitime pour les enseignants et les différents
personnels de l'école. Mais pour y parvenir, ils n'échapperont pas à affronter
ce qui demeurera toujours un défi: devoir décider.
François TEFNIN