Le dictionnaire,
c'est un peu comme l'école. On n'y choisit pas ses condisciples.
Avez-vous
remarqué que si l'ordre alphabétique impose à "lecteur" de suivre
doctement "leçon", en revanche, "lire" est dans le voisinage
immédiat de "liqueur". Et aussitôt, vous êtes saisi de quelques
effluves; enivré par les vertus – le terme est sans doute mal choisi! – d'un
alcool de connivence, à moins que ce ne soit par les pages savoureuses de votre
auteur favori…
"Je n'ai jamais eu de chagrin qu'une heure de
lecture n'ait dissipé", observe Montesquieu. En classe, la dissipation
est rarement investie dans la lecture prescrite par l'école. Cette lecture-là
fait encore trop souvent figure d'ordonnance pharmaceutique. Or, depuis belle
lurette, en fins stratèges, les apothicaires dissimulent les principes actifs
de leurs potions derrière des apparences sucrées.
Ah! Si, pour
tous les élèves, le gout du livre n'avait plus rien à voir, désormais, avec
l'huile de foie de morue…
Lire? Une question de goût. Et de cout.
? Oui, vous avez
bien lu. Cet éditorial débute, comme à rebours, par un point d'interrogation.
En matière de lecture, l'interrogation se décline, généreuse, au pluriel. Comme
nous tenons à conserver les lecteurs qui nous font l'amitié de nous suivre, je
ne vous parlerai pas des enquêtes
PISA. Pas davantage, des guerres de religion déclarées à propos des méthodes
d'apprentissage de la lecture. Non que je jugerais ces investigations internationales
sans intérêt ou ces questions de procédures quantités négligeables. Mais, je
vous invite plutôt à un détour – mais en est-ce vraiment un? – du côté du
plaisir et du désir de lire. Évidemment, le premier se laisse difficilement
conditionner en quelques écarts-types… même si souvent, le plaisir est dans
l'écart! Quant au second, le désir, il est rarement global et quand il devient
analytique, on soupçonne vite le psy en embuscade.
"Nos livres lus devraient figurer sur
nos CV; ils disent plus de nous-mêmes que les postes occupés", affirme
Nada MOGHAIZEL NASR, professeur d'université à Beyrouth. Effectivement, les
livres nous lisent autant que nous les lisons. Ils ont le mérite de nous faire
bourlinguer entre hier et demain, entre l'écho d'emballements soudain
revivifiés, de cicatrices qu'on croyait noyées dans l'oubli, de ravissements
magiquement répétés et la projection d'espoirs sans brimade, de tentations
secrètes, de curiosités non taxées de vilains défauts. Lire pour se croire tour
à tour comme tout le monde et à nul autre pareil. Lire pour oser quelques
désirs inavouables aussitôt dispensés du reproche, protégés qu'ils sont par le
registre de l'imaginaire. Lire pour laisser s'insinuer entre les lignes d'un
texte quelques images floues que la télé, elle, nous aurait prescrites dans le
menu détail.
"Oui, mais…", direz-vous.
Comment faire aimer la lecture à des enfants qui se protègent précisément de
l'effraction d'une partie d'eux-mêmes: celle qui, soucieuse d'éviter la
confrontation avec ses propres manques, ne se reconnaît que trop bien dans les
tourments d'un héros ou les réflexions d'un auteur? Comment prendre en compte
les effets d'une sociabilité adolescente qui dévalorise un monde qui n'est pas
cautionné par les pairs? Peut-être même, rejoindrez-vous le sociologue François
DE SINGLY quand, provocateur, il interroge la légitimité pour l'école de se soucier
du goût de lire tout en lui reconnaissant celle, distincte, de fonder la
compétence de lecteur.
Ces objections
ne se dissolvent pas aisément, même devant le meilleur auteur ou un incontesté
best-seller. Les solutions sont rarement simples et le plus souvent
laborieuses. Dans toutes les écoles, des enseignants s'y emploient et font
preuve de créativité pédagogique pour offrir à leurs élèves, non seulement les
lectures qu'ils aiment, mais aussi celles qu'ils pourraient aimer. Notamment,
en témoignant de leurs passions de lecteurs. Non en érigeant celles-ci en
modèles, mais comme de modestes exemples de ce qui peut tout à la fois
fabriquer de la pensée, transmettre de la culture et procurer de la délectation.
Car la force de conviction du témoignage est inversement proportionnelle à ses
allures prosélytes. C'est que le désir ne se laisse pas encore cadenasser dans
une leçon ni sonder dans un QCM.
Une autre
médiation vers la lecture, c'est son revers naturel, l'écriture. Écrire pour comprendre
la lecture du dedans: l'intérieur d'elle et par là, l'intérieur de soi. Pour
risquer une rencontre dont nul ne peut prédire où elle nous emportera. Mais au
moins pour prendre une longueur d'avance, comme le suggère Hubert BEN KEMOUN,
auteur de littérature de jeunesse: "on
écrit pour avoir la solution avant tout le monde". Même lorsque
celle-ci s'apparente à un point d'interrogation…
François TEFNIN