La saveur du savoir

Nous attendions le vendredi après-midi avec impatience. Celle-ci était justifiée non seulement par l'approche enviable du week-end, mais également par l'activité imaginée par notre instituteur de deuxième année. Chacun d'entre nous avait acquis un cahier spécial – dit d'actualités – dans lequel nous collions avec application des photos dont nous avions dépecé les illustrés et journaux parentaux. Savoir jubilation.
Un local ordinaire pour ce face à face qui, à l'analyse, ne le fut pas moins. La dernière harde de Maurice GENEVOIX m'avait donné rendez-vous pour une ultime investigation orale et estivale. À l'affût derrière son sempiternel nœud papillon, mon professeur eut tôt fait de transformer cette consultation en une fouille en règle de mon incompétence lexicale. Débusquant au fil des pages tous les termes techniques de la chasse, il les soumettait un à un à mon désarroi et au vertige de mon ignorance. Savoir humiliation.
Il avait commandé l'Histoire de la civilisation en une vingtaine de volumes élégamment reliés. Sitôt arrivés, ils avaient pris place dans la bibliothèque familiale entre un précédent achat relatif aux merveilles de l'univers et une encyclopédie que n'avait pas encore dépareillée la concurrence des futures technologies informatisées. Ces livres aux allures d'assurance-vie constituaient une réserve de lectures pour plus tard. Un plus tard qui n'advint jamais, rattrapé par un trop précoce au-delà. Savoir investissement.
Elle faisait figure d'encyclopédie ambulante. Le disque dur de ses connaissances était rarement pris en défaut. Les gigas de son érudition suscitaient autant l'admiration que l'appréhension. Cette dernière était justifiée par de fréquents "Tu connais…?" auxquels ses interlocuteurs ne savaient comment faire face: avouer ou dissimuler une méconnaissance qu'ils se prenaient à éprouver coupable? Savoir supériorité.
Le sujet ne devait pas encore être répertorié à la mode des formations continuées. Nous étions cinq inscrits à cette session "Récit de vie et pratique professionnelle"; aussi, avions-nous pu sonder avec acuité, mais sans complaisance notre histoire personnelle à la lumière croisée de la psychologie et de la sociologie. Une forme d'initiation à la recherche d'un équilibre entre saine lucidité et introspection obsessionnelle. Savoir découverte de soi.
Au cours de notre existence, les formes variées du savoir lui font tenir, parfois à notre insu, différentes fonctions. Des plus gratuites aux plus lucratives. Des plus abstraites aux plus concrètes. Des plus socialisées aux plus intimes. Déjà si multiple en chacun de nous, le rapport au savoir trouve dans un groupe des incarnations à ce point innombrables qu'on en vient à se demander comment l'enseignant dans sa classe pourrait bien y prêter une suffisante sollicitude. Et pourtant!
Devant la difficulté de faire cours aujourd'hui, si nous voulons rejoindre les jeunes tels qu'ils sont et en même temps, les amener à partager les compétences assignées à notre ambition pédagogique, peut-on imaginer d'autre voie que celle qui consiste à construire une relation personnalisée aux savoirs? Celle-ci suppose sans doute comme le montre Philippe PERRENOUD, de trouver des "raisons de savoir" qui permettent de répondre à la question: "Pourquoi apprendre?" Inévitablement, un enseignant s'est posé cette interrogation; sans doute plusieurs fois dans sa carrière, pas nécessairement toujours avec les mêmes réponses d'ailleurs. C'est que le désir, explication ultime de nos faits et gestes, s'habille comme le savoir, de multiples saveurs.

François TEFNIN

Editorial du N° 4 d'EXPOSANT neuf, septembre-octobre 2001