Telle une éponge, l'École est-elle censée absorber
"tout ce qui passe"? Soit passivement, en subissant les influences
d'un environnement qui lui imposerait un mode de fonctionnement tout imprégné
de l'individualisme et de la marchandisation ambiants. Soit activement, en
introduisant en son sein le monde extérieur comme "matière" ou
contenu d'un apprentissage rendu ainsi magiquement motivant ou en se limitant
aux savoir-faire "utiles pour demain"… et si possible, demain matin!
Soit encore, en chargeant sa barque de fonctions à ce point multiples qu'elles
en deviennent impossibles à assumer: substitut familial, expérience
démocratique, espace d'épanouissement, formation du futur
consommateur-spectateur-travailleur…
Telle une citadelle, l'École est-elle réputée se
tenir à l'écart des "bruits du monde"? En feignant d'ignorer la
diversité des réalités sociologiques, à l'abri de quelques ghettos de luxe ou
de misère… En cultivant délibérément des "niches sociologiques"
supposées entretenir les vertus de la tradition pour les uns ou les
potentialités d'un projet d'émancipation pour les autres… En sauvegardant un
"musée du savoir immuable", capable par lui-même de susciter
l'adhésion de ceux et celles qui se laisseront séduire par son caractère intemporel…
Ou alors, telle
une écluse, l'École serait-elle un
lieu ouvert entre deux portes suffisamment étanches: en amont, on y laisse la
"vraie vie" et sa loi de la jungle, ses problèmes, le non-droit à
l'erreur…; en aval s'ouvre une autre "vraie vie" pour laquelle on est
désormais outillé pour faire face à la complexité, l'incertitude, le
changement… Bien sûr, l'étanchéité des portes n'est pas parfaite: les vannes
consentent à laisser passer un peu d'eau, parfois même il faut les ouvrir;
l'école est présente au monde, mais on apprend à ne pas se laisser balloter par
l'eau au gré du premier courant venu et surtout, à ne pas s'y noyer. Pour
passer l'écluse, il aura fallu manœuvrer entre quelques apprentissages,
s'amarrer temporairement à quelques solides repères, être hissé à la hauteur du
bassin supérieur pour y apprécier les satisfactions de la navigation autonome…
L'École demain: éponge, citadelle ou alors… écluse?
Il faut qu'une école soit ouverte ou fermée…
Vous êtes
président(e) de Pouvoir organisateur. Demain soir, le Conseil de participation
de votre établissement doit statuer sur une série de projets émanant de ses
différentes composantes. Pour préparer cette réunion, vous classez les dix
propositions ci-dessous dans l'ordre de vos priorités:
* programmer
des séances d'éducation à la santé pour lutter contre l'obésité;
* créer
une mini-entreprise avec les classes terminales;
* monter
une animation pour la fête de l'école sur le modèle de la Star Academy;
* organiser
des ateliers de rédaction du journal de l'école et de son site web;
* constituer
un groupe Amnesty International;
* mettre
en place des groupes de parole à la suite du décès accidentel récent d'un élève
pendant les congés;
* inviter
des hommes politiques locaux en préparation aux futures élections;
* regarder
la finale de la coupe du monde avec les élèves pendant les heures de cours;
* organiser
une médiation entre deux clans qui se sont battus devant l'école;
* s'entraîner
pour participer à l'émission "Génies en herbe".
L'école est
régulièrement assaillie de propositions plus ou moins directement liées aux
apprentissages requis par les programmes. Comment arbitrer entre des projets
qui possèdent sans doute chacun leurs vertus? Quelle étanchéité instaurer entre
le dedans et le dehors de la classe? Que filtrer des "bruits du
monde"?
Les réponses ne
sont pas simples. Les critères susceptibles d'éclairer les décisions sont multiples.
La représentation que chacun se donne de l'Ecole – citadelle, éponge ou écluse
– pèse sur les inévitables choix.
Sans doute,
faut-il se rapporter aux missions de l'École. À travers telle activité retenue,
qui formons-nous surtout: la personne, le citoyen, l'acteur socio-économique,
l'individu en recherche de promotion sociale?
Sans doute,
peut-on faire référence aux projets éducatifs et pédagogiques de l'établissement
qui guideront ainsi des décisions mûries à l'aune de la délibération et donc
moins soumises à l'aléatoire ou à l'improvisation.
Sans doute,
faut-il distinguer ce qui relève de l'apprentissage, spécificité même de
l'école et ce qui est de l'ordre de l'action sociale, de la thérapie, du
divertissement, des pratiques commerciales, des actions publicitaires initiées
ou subies… toutes choses sans doute respectables, mais selon quelle pondération
dans l'enceinte scolaire et quel partage avec la famille? De ce point de vue,
il faut bien observer que les rapports d'activités des établissements sont le
plus souvent des collections d'activités extra ou péri pédagogiques.
Sans doute, faut-il distinguer –
et apprendre à distinguer – des moments et des lieux spécifiques aux différents
types d'activités. La capacité d'identifier un cadre ainsi que les normes et
usages qui s'y rapportent constitue un préliminaire indispensable à tout
apprentissage.
Sans doute,
faut-il s'interroger sur la fonction des différents projets: supports à
l'apprentissage, détours nécessaires pour motiver les élèves, palliatifs pour
gagner un ordre scolaire minimum…?
Devant la
multiplicité des sollicitations, la prise en compte de critères de choix
explicites devrait permettre à l'école-éponge de garder un "taux
d'humidité" compatible avec l'actualité et à l'école-citadelle d'être
entourée de murs tels que s'ils permettent un retrait du monde, ils autorisent
néanmoins la vue. Ainsi, pourrait-on convenir qu'il faut qu'une école soit
ouverte ET fermée!
François TEFNIN