"Métacognition",
"réflexivité", "matrice d'évaluation". Patatras! Avec ce
tiercé, je viens déjà de perdre dix-huit des cinquante-et-un téméraires
lecteurs qui avaient imprudemment entrepris la lecture de cet article!
Mes doigts ont laissé échapper de ma plume électronique
ces termes compromettants qu'une réserve diplomatique aurait dû contenir. Et
pourtant, on me l'a déjà martelé cent fois: les enseignants apprécient autant
le jargon pédagogique que les élèves chérissent les interros de math à la
huitième heure du vendredi!
D'ailleurs, sans honte, la presse étale régulièrement
leurs récriminations langagières: "Quant
aux instructions pédagogiques, elles sont généralement rédigées en jargon professionnel,
ce qui prouve l'incompétence pédagogique ou psychologique de leurs
auteurs"[1]. Ah bon!
Le jargon professionnel serait donc preuve d'incompétence pédagogique? J'avoue
que le lien m'échappe! Oserais-je avouer que j'aurais plutôt soutenu l'inverse?
Caramba! Onze intrépides lecteurs viennent de déserter!
Comme nous ne sommes plus à une contradiction près, un
perfide collègue – non, non, ne me demandez pas son nom! – me glisse cette
citation d'un certain JACKSON: "Une
des caractéristiques les plus remarquables du discours enseignant est l'absence
de vocabulaire technique. Contrairement à ce qui se passe dans les rencontres
entre médecins, juristes, mécaniciens automobiles et astrophysiciens, tout adulte
raisonnablement intelligent est capable d'écouter une discussion entre
enseignants et de comprendre ce qui s'y dit". Cela ne s'arrange pas:
cette citation vient d'enregistrer la démission de six lecteurs supplémentaires!
L'autre soir, à la télé, une enseignante – sympathique au
demeurant – se répandait en désolation: "On
est encore heureux dans les classes. On n'est pas heureux socialement. On est
un métier qui a été dévalorisé". Quelque chose m'échappe: comment se
plaindre d'être socialement dévalorisé et refuser un des attributs de toute
professionnalité: un langage spécifique partagé avec les collègues? Vous dites
contradiction? C'est vous qui l'avez dit! Bon, mon audimat vient encore de
chuter de cinq unités!
Je continue ma revue de presse et que lis-je? "Le vocabulaire utilisé par ces
formateurs ou animateurs (vocabulaire que nous avons tous qualifié d'ésotérique)
prouve à quel point la théorie, élaborée dans les nombreuses réunions et autres
commissions de haut niveau pédagogique, s'éloigne à grands pas de la réalité quotidienne.
Il faut aussi savoir que bon nombre d'enseignants, qui se font détacher ou
s'inscrivent pour ces séances de discussion, trouvent là une occasion de fuir
quelques heures ou quelques jours leur milieu scolaire"[2].
Le terme juste éloignerait donc de la réalité! N'y aurait-il pas moyen d'être
précis sans être pédant? La chose parait d'autant plus bizarre que les mêmes
peuvent facilement pointer d'une plume aussi acerbe le vocabulaire défaillant
de leurs élèves: "Les élèves
maitrisent mal le français (même quand celui-ci est leur langue maternelle), ont
à leur disposition un vocabulaire de plus en plus pauvre et imprécis (…),
lacunes qui rendent impossible tout cours de religion ou de philosophie digne
de ce nom qui réclame ces compétences comme prérequises"[3].
Ma situation ne fait qu'empirer: au détour de cette phrase, j'aperçois quatre
nouveaux lecteurs qui viennent de se faire la malle!
Comment
endiguer cette fuite du lectorat? Je sens que je suis sur une pente d'autant
plus glissante qu'une question lancinante me taraude. Oserais-je vous la
livrer? Bah! Au point où j'en suis, autant boire le calice jusqu'à l'hallali!
Dans cette révulsion terminologique de certains lecteurs – je ménage
l'auditoire –, que faut-il voir: le refus du mot ou de la chose elle-même?
S'agit-il d'écarter un langage professionnel spécifique ou la pratique
pédagogique qu'il recouvre? Car, à supposer que la chose soit pratiquée –
prenons un exemple, la métacognition –, n'est-il pas plus économique de
consommer ces treize malheureuses lettres que de devoir à chaque fois répéter: "La connaissance et le contrôle qu’une
personne a sur elle-même et, plus spécifiquement, sur ses stratégies
cognitives"? Je vous entends d'ici me traiter de mauvais esprit, mais
je vous avais prévenus. Si vous n'êtes pas contents, vous n'aviez qu'à accompagner
les cinq lecteurs qui viennent encore de claquer la porte de cet article.
C'est ici qu'on va commencer à compter ses amis. À moins
que, vous qui êtes encore là, acharnés lecteurs, ne soyez atteints de masochisme.
Faisons rapidement nos comptes: vous étiez cinquante-et-un à l'entame de la
partie. Cinquante-et-un moins dix-huit, moins onze, moins six, mois cinq, moins
quatre, moins cinq: restent deux! Ah bon! Je sens que mon rédacteur en chef va
me passer un de ces savons! Comment peut-on être assez stupide pour faire fuir
le lecteur à une telle cadence? Dans le fond, je serais très curieuse de connaitre
ces deux audacieux qui m'ont accompagnée jusqu'ici. Peut-être pourriez-vous
m'écrire? Un simple mot me ferait tellement plaisir: fatalement qu'il doit être
simple, après ce que je vous ai asséné!
En attendant votre courrier, je passe cette prose au
crible du correcteur orthographique. Ciel, que vois-je? Vous n'allez pas le
croire, ô duo indéfectible! Sont inconnus au bataillon du dictionnaire
électronique: "transférabilité, remédiation, contextualisation, problématiser".
Je n'ose risquer "auto-socio-construction", mon ordinateur
imploserait! On n'est pas aidé: Bill GATES aurait quand même pu étendre son
empire au vocabulaire pédagogique! Heureusement, mes détracteurs ne sont plus
là pour lire cet affront; ils en tireraient argument pour justifier leur
fusillade anti-jargonesque! Mais au fait, j'y pense… Et si mon correcteur
orthographique était un des deux vaillants rescapés de cette lecture? Cela signifierait
que présentement, je me retrouve seule lectrice de mon texte! L'affection pour
le terme juste et la défense de la professionnalité – aïe, encore un terme qui
ne passe pas la barre du correcteur! – auraient donc eu raison de ma défense et
illustration de la terminologie pédagogique!
Mais où avais-je la tête? Il y a au moins une dizaine de
lecteurs qui ont dû se farcir ma prose jusqu'au bout: les membres du comité de
rédaction! Je me console comme je peux. Mais soudain, un doute m'étreint:
ont-ils vraiment lu ce projet d'article, ou m'ont-ils fait aveuglément
confiance?
Eugénie DELCOMINETTE
EXPOSANT neuf n°10, juin 2002
[1] Le Soir, 26 décembre 2001.
[2] La Libre Belgique, 8 mars 2002.