Les pieds dans le plat et la tête ailleurs

Réforme! Le mot est lâché. Panique à bord ou souffle d'air frais? Comme tout événement inhabituel, celui-ci révèle les cultures d'école et les personnalités. Sur le mode de l'émission "Les pieds dans le plat", galerie de portraits contrastés d'enseignants contrariés ou stimulés.

Séquence fiel
Dès qu'il entend le mot réforme, André demande quels moyens supplémentaires il recevra; sinon, comment pourrait-il modifier son enseignement? À Noël, Brigitte a repéré les élèves qui de toute façon ne s'en sortiront pas et se consacre aux autres pour éviter de léser les meilleurs. Dans son horaire, Charles refuse d'avoir cours le lundi, car il est journaliste sportif le week-end et rentre tard le dimanche soir. Denise se rend à la journée pédagogique sans le moindre matériel pour prendre note. Lors de la réunion de début d'année, Eugène se croit autorisé à dire aux parents de sa classe que malgré les réformes, il continuera à faire comme il a toujours fait et que personne ne viendra le faire changer. Depuis sept ans qu'elle donne le cours d'allemand en 1° année, Francine a réparti une fois pour toutes le vocabulaire en séries de 15 mots qu'elle donne à étudier à ses élèves... dans l'ordre alphabétique, en dehors de tout contexte fonctionnel. Guy s'oppose farouchement aux demandes de ses collègues de réaliser un bilan de synthèse commun; il invoque la liberté pédagogique. À une élève qui lui demande des explications sur ses erreurs dans un travail de mathématiques, Huberte lui répond sèchement: "Tu n'as pas besoin de le savoir, travaille!" Jacques et deux collègues ont rédigé un nouveau bulletin en ajoutant une colonne pour l'évaluation des compétences transversales; ils estiment qu'ainsi ils se sont adaptés à la réforme. Louise considère que tout travail doit être coté et qu'un mauvais résultat obtenu en début de période doit encore intervenir dans l'appréciation finale même si l'élève a démontré ensuite avoir maîtrisé la matière. Marcel se plaint de ce que l'école primaire lui envoie des élèves avec de telles lacunes; par ailleurs, il n'imagine pas confier des responsabilités à ses élèves qu'il trouve trop immatures.
À compléter en vous inspirant de votre expérience personnelle ...

Séquence miel
Depuis le début de l'année, Annette donne régulièrement du temps à ses élèves pour tenir un "journal de bord méthodologique"; dans celui-ci, ils notent les observations qu'ils ont effectuées à propos de leur méthode de travail et de leur style d'apprentissage. Dans son école, Bernard supervise une expérience de tutorat: des élèves de 6° technique "Education" aide une heure par semaine des élèves de 1° année. À chaque début de période, Christine et deux collègues animent dans toutes les classes de 1° deux heures de sensibilisation aux différentes compétences transversales retenues par l'école; leurs autres collègues participent à ces modules pour pouvoir faire le lien avec chacun des cours. Dans la classe dont il est titulaire, Damien organise fréquemment un "conseil" avec ses élèves pour débattre de la vie de la classe et mettre sur pied l'un ou l'autre projet; il voit là l'occasion de développer des compétences relationnelles. Dans le cadre de son cours de français, Élisabeth donne à ses élèves l'occasion de s'exprimer lors d'ateliers d'écriture sur des thèmes qui ont du sens pour eux; elle estime ainsi répondre aux exigences du nouveau programme de français. En anglais, Fernand a décidé de faire régulièrement des pauses dans son cours pour permettre à ses élèves d'"évoquer"; il commence ainsi à mettre en application ce qu'il a appris lors d'une formation à la gestion mentale. Pour les bilans de synthèse, Ghislaine et trois de ses collègues ont imaginé une épreuve d'évaluation intégrée; à partir d'un support commun, elles sollicitent des compétences disciplinaires et transversales. Deux heures par semaine, Henri, professeur de français, collabore avec deux collègues des cours techniques; il participe à leurs cours à l'atelier et aide particulièrement les élèves pour la lecture des notices techniques. Jeannine et Lucienne ont demandé une heure en parallèle à l'horaire pour pouvoir constituer des groupes de besoin; il leur arrive même de laisser les élèves libres de choisir leur groupe sur la base de deux critères annoncés au départ. À la suite d'une formation sur l'apprentissage, Michel est convaincu que les erreurs de ses élèves constituent des opportunités exploitables; aussi, prend-il maintenant davantage de temps pour entamer avec eux des dialogues pédagogiques qui lui permettent de comprendre les démarches mentales qui ont "construit" les réponses erronées.
À compléter en vous inspirant de votre expérience personnelle ...

De la dichotomie à l'ambivalence
Halte-là! me dit le lecteur attentif (... et le comité de rédaction d'Échec à l'Échec). Quelle vision dichotomique des enseignants: les mauvais opposants d'un côté, les bons innovateurs de l'autre: c'est exagéré. Pour ma défense, je dirai que ces enseignants existent, je les ai rencontrés... heureusement jamais regroupés comme ici en deux lieux distincts et bien identifiés.
Mais, soit! Trêve de caricature! Ne pouvons-nous pas convenir que derrière cette double galerie de portraits se dissimule notre propre ambivalence, notre hésitation personnelle entre nouveauté et tradition, entre remise en question et confirmation de nos choix, entre mouvement et repos? Au cours d'une année scolaire, nous recherchons chaque jour notre équilibre entre ces deux tendances. Nous ne pouvons pas échapper à cette (re)cons-truction permanente, même si au bout du compte, notre "balance" penche plutôt d'un des côtés. C'est pourquoi je peux difficilement esquiver le débat entre moi-même et... moi-même. Alors, au travail!
Exercice N° 1: je dresse un inventaire de mes pratiques pédagogiques les plus fréquentes, celles auxquelles je suis particulièrement attaché(e). L'ampleur de ces activités n'a pas d'importance ici; ce qui compte, c'est leur aspect répétitif.
Exercice N° 2: en regard de chaque pratique énumérée, j'indique le sens qu'elle revêt à mes yeux (à quoi et à qui sert-elle au-delà d'une stricte visée utilitariste? Quelles significations personnelles ou collectives ceux qui sont concernés par cette activité peuvent-ils clairement énoncer? Pourquoi maintenir une telle action? ...) L'interrogation (non, ce n'est pas coté!) porte moins sur l'efficacité pédagogique que sur la question du sens des actions menées.

Le rituel et/ou le sens?
À partir de mes réponses (et surtout de mes éventuelles difficultés à répondre à la deuxième partie), je suis confronté à la question du rituel et/ou du sens. Quelles sont mes pratiques qui sont porteuses de sens (et lequel) pour mes élèves et pour moi? Quelles sont celles qui se sont vidées de leur sens pour ne plus être que des activités ritualisées? Entendons-nous bien: les rituels sont importants... pour autant que le sens qui a présidé à leur élaboration leur reste associé (ou soit réactualisé si nécessaire). Les rituels (y compris les rituels "pédagogiques") exercent une fonction sociale non négligeable de création de liens (à l'intérieur de la classe, mais aussi à l'intérieur de l'école). Ils permettent également  la constitution du sentiment d'appartenance à un groupe. Bref, les rituels signifiants fondent collectivement et individuellement un groupe. L'évacuation du sens par contre les confine dans un unique rôle psychologique de rempart contre l'angoisse.

"Vous n'auriez pas un exemple?"
Le moment est venu de relire les descriptions contrastées du début de l'article pour y deviner le lien (ou l'absence de lien) entre rituel et sens. En fait, on l'aura compris,  chacun d'entre nous est confronté à cette alternative et l'actualité des réformes constitue une invitation opportune à prolonger une salutaire introspection: dans ma pratique quotidienne, quelles sont les sécurités dont j'ai besoin (notamment pour pouvoir aborder une innovation)? Quel(s) sens ont mes exigences vis-à-vis de mes élèves? Les "rituels pédagogiques" que j'ai instaurés et que j'instaure tiennent-ils toujours la route du sens... et lequel? Ce qui hier (avant hier?) m'a motivé à choisir la profession d'enseignant: qu'en reste-t-il aujourd'hui? Comment puis-je (re)négocier le contrat d'orientation professionnelle que j'ai passé avec moi-même (notamment quand il est confronté au scénario d'un métier nouveau lié à une réforme)?
Le côté psychologisant de cette approche centrée sur l'enseignant pourrait paraître suspect dans un mouvement pédagogique orienté vers une transformation de la société. Elle ne vise pas à flatter mégalomaniaquement le nombrilisme de l'enseignant. Mais peut-on faire l'éco-nomie de ces interrogations quand on a comme projet de former un citoyen libre, autonome, responsable (à compléter...). Alors, la tête ailleurs: oui, mais où?

François TEFNIN

Article publié dans Echec à l'échec, N° 107, juin 1995.