"On le fait déjà!"

Tout formateur qui se propose d'animer une formation pour enseignants – volontairement inscrits – sait que le public auquel il s'adresse se montre souvent exigeant, voire quelques fois critique. En effet, ce n'est pas parfois sans quelques réserves qu'on accepte de se remettre en position d'apprenant quand on est appelé quotidiennement à assumer le rôle complémentaire d'enseignant. A fortiori, vouloir sensibiliser une assemblée de professeurs "grand public" aux nouvelles voies de la pédagogie relève de l'ambition téméraire.

Histoire vécue
C'est pourtant l'expérience vécue en 1993-1994 par les "sensibilisateurs" de la réforme du premier degré: énoncer les principes de la pédagogie différenciée ou illustrer par des exemples les vertus de l'évaluation formative rencontrait souvent une réaction de l'auditoire empreinte d'un étonnement vexé, voire outré. Celui-ci se ponctuait quasi immanquablement par une sentence qui, à force de répétition, s'apparentait à une litanie: "Mais..., on le fait déjà!"
Ainsi bousculé par une telle apparence de certitude, l'animateur pédagogique oscille entre la tentation d'un scepticisme malhabilement agressif ("Montrez-nous donc ce que vous réalisez!"), une naïveté introspectivement coupable ("Comment ai-je pu douter un seul instant des pratiques pédagogiques de mes collègues?") et un questionnement communicationnel salutairement analytique ("Parlons-nous bien de la même chose?").
En termes d'efficacité, il est sage d'abandonner l'agressivité et la culpabilité, mauvaises conseillères et peu productives. Reste la communication: les concepts pédagogiques suscitent souvent une méfiance dubitative. Qu'en plus, ils fassent l'objet d'une représentation commune relèverait du miracle.
Aussi, pour dissiper autant que possible les interprétations diverses, proposons-nous de clarifier les pratiques d'évaluation formative. Celle-ci est parfois nommée "observation formative" et Jean DONNAY quant à lui, la qualifie de "régulation formative", appellation qui a le mérite d'éviter le terme "évaluation" et son cortège d'images associées: points, bulletins, échecs...

Avertissement au lecteur
Ami lecteur, à partir d'ici, cet article devient interactif et votre contribution active est sollicitée. Avant d'aller plus loin, accordez-vous tout d'abord une pause réflexive (en espérant que cette invitation ne vous pousse pas à "zapper" sur un autre article). Le temps de compléter ces deux phrases inductrices: "Pour moi, l'évaluation formative, c'est ..." et "Je considère que je fais de l'évaluation formative quand je ..."
Confrontons votre première réponse (non, ce n'est pas coté!) à celle proposée par Philippe PERRENOUD, "est formative toute évaluation qui aide l'élève à apprendre et à se développer" ou encore, "a priori, aucun type d'information n'est exclu, aucune modalité de saisie et de traitement d'information ne doit être écartée". Cette définition large a au moins le mérite de renforcer positivement tout enseignant dans le sentiment qu'il est effectivement un adepte de l'évaluation formative.
Néanmoins, on conviendra qu'il y a praticien et praticien: on peut pratiquer selon des fréquences et des intensités très variables et en ayant recours à des modalités très diverses. Aussi, pour préciser quelque peu la question, proposons-nous ci-dessous une grille qui décrit 14 pratiques de "régulation formative". Cette grille se veut progressive et est donc structurée en étapes qui se définissent selon plusieurs critères sur lesquels nous reviendrons. Cet outil n'a pas la prétention d'être exhaustif dans la description des pratiques d'évaluation formative. Le lecteur intéressé pourra imaginer des étapes intermédiaires.
Un tel instrument peut être utilisé individuellement (et mieux encore en équipe) pour pointer jusqu'où ... "on le fait déjà!" À partir de ce repère, les étapes ultérieures peuvent constituer autant d'objectifs d'extension de la pratique personnelle ou collective.
Le point de départ, l'étape 1, correspond à la situation d'évaluation sommative classique. L'étape 14 sera sans doute perçue comme inaccessible ou irréaliste, mais n'avons-nous pas besoin d'un point de mire même si, comme l'horizon, il se dérobe constamment sous les pas de nos avancées pédagogiques.





DE L'ÉVALUATION SOMMATIVE
A LA RÉGULATION FORMATIVE


1
Le professeur évalue un travail de manière binaire: réussite-échec, juste-faux.
2
Le professeur nuance le degré de réussite d'un travail: pourcentage, grades, lettres, couleurs...
3
Le professeur commente l'évaluation d'un travail par un constat négatif.
4
Le professeur commente l'évaluation d'un travail par un encouragement.
5
Le professeur corrige un travail en remplaçant lui-même les erreurs par les bonnes réponses.
6
Le professeur corrige un travail en signalant explicitement le type d'erreurs.
7
Le professeur corrige un travail en signalant explicitement le type d'erreurs et en proposant des remédiations.
8
Le professeur aide l'élève à repérer ses erreurs et invite celui-ci à y remédier.
9
Le professeur aide l'élève à repérer ses erreurs, analyse avec lui le cheminement l'y ayant amené et recherche avec lui la remédiation la plus adaptée.
10
Sur la base de sa grille de critères, le professeur fait repérer par l'élève ses erreurs et l'invite à y remédier.
11
Sur la base de critères clairement précisés au départ, le professeur construit avec les élèves puis applique avec eux une grille d'évaluation du travail réalisé.
12
Sur la base de critères clairement précisés au départ, les élèves utilisent entre eux une grille d'observation construite préalablement avec le professeur.
13
L'élève va rechercher de sa propre initiative une grille de régulation formative existante pour repérer et remédier à ses erreurs.
14
L'élève construit consciemment et explicitement sa propre grille de régulation formative et l'applique au moment opportun.


Deux remarques s'imposent:
* Plusieurs critères traversent la grille et permettent ainsi en se juxtaposant de distinguer les différents niveaux:
- la nature de l'information transmise ou échangée (information quantitative ou qualitative);
- la précision de cette information;
- le caractère implicite ou explicite de la référence en fonction de laquelle l'observation s'effectue: de l'absence totale de point de repère à la définition de critères et d'indicateurs précis vis-à-vis desquels l'élève peut situer sa production;
- le type de (non) participation de l'étudiant à la régulation formative dans le sens d'une progressive autonomie: on pourrait dire que successivement, le professeur "fait", "fait faire", "fait avec" puis "laisse faire" l'élève;
- le moment de la régulation (pendant ou à la fin de l'apprentissage).
* La grille telle qu'elle est rédigée prend comme objet de travail les erreurs des élèves. Il faut insister sur le fait que des régulations tout aussi importantes peuvent être mises en place à partir d'apprentissages réussis: elles porteront alors sur l'identification des conditions qui ont permis la réussite pour permettre de les reproduire ou de les ajuster dans de nouvelles situations.

Retour à l'introspection pédagogique
Reprenez votre réponse à la deuxième phrase inductrice et situez-la par rapport à la grille ci-dessus. Ici, l'auteur marque également un temps d'arrêt et s'aperçoit qu'il pourrait utilement appliquer un principe d'autoréférence. Expliquons-nous: en vous invitant à utiliser la grille pour analyser votre pratique, que faisons-nous sinon de la régulation formative à propos de la manière dont vous pratiquez ... la régulation formative. Bouclons la boucle: en vous livrant "clé sur porte" cet outil, nous nous trouvons dans la situation décrite à l'échelon 10 de la grille. Aussi, dans une optique de progression, nous vous invitons maintenant à imaginer quelle pourrait être une pratique de régulation formative "améliorée" susceptible d'être mise en œuvre dans le cadre d'un de vos cours. Les étapes ultérieures de la grille peuvent vous y aider, mais cet outil n'aura vraiment d'intérêt qu'à partir du moment où ... vous ne l'utiliserez plus!
Espérons qu'après cette démarche, vous aurez pu entrevoir quelque pratique nouvelle pour vous et qu'ainsi, si nous nous rencontrons un jour, votre première phrase ne sera pas: "On le fait déjà!"

François TEFNIN




Article publié dans Forum Pédagogies, novembre 1994.