Je ne sais pas
si vous êtes comme moi, mais dans le fond… j'espère bien que non! Attention,
n'allez pas vous méprendre et croire que l'estime que je me porte soit à ce
point surfaite ou déglinguée que, par vanité ou prévenance, je ne veuille point
en partager quelques pans de ressemblance avec vous. D'ailleurs, vous
m'objecteriez avec raison que si, à chaque numéro, j'accepte ainsi de m'exposer
à neuf dans cette excellente revue, je devrais avoir appris à dissoudre mes
scrupules narcissiques dans l'abyssal anonymat des lecteurs, voire plus
simplement dans l'incertitude même d'en posséder… des lecteurs! À ce propos, si
vous parcourez ces lignes, vous pourriez peut-être rassurer mon rédacteur en
chef en lui adressant un petit message confirmant l'intérêt que vous trouvez à
lire cette rubrique… Enfin, je dis ça et je ne dis rien… Spontanément, ce
serait encore mieux!
Mais revenons à notre sujet, ou plutôt au mien, puisque
c'est de là que nous sommes partis. Rassurez-vous, je ne vais pas vous importuner
en vous imposant de sillonner tous les méandres de ma personnalité, par
ailleurs complexe, vu qu'elle n'en manque pas. Plus modestement, je voudrais
aujourd'hui vous entretenir de la question: "Peut-on
être soi à l'école?". Je
devine votre étonnement: comment pourrait-il en être autrement? Hormis les
sempiternelles fancy-fairs et autres festivités de carnaval, on ne va
quand même pas prescrire le port du déguisement dans le Règlement d'Ordre
Intérieur des établissements! Déjà que certains enseignants se plaignent de
devoir troquer leur costume étriqué de prof contre un tablier d'infirmière, une
toge de juge ou d'avocat, de grosses molières d'assistante sociale, des
lunettes à infrarouge freudien de psy, ou encore un seyant uniforme de policier
fédéral, sans oublier la tenue polyvalente de parent d'élève, le tout
successivement ou simultanément, selon les urgences! Comme si cette garde-robes
digne du Théâtre National ne suffisait pas, certains Tartuffe voudraient
commander de se dissimuler derrière le masque de la neutralité; on les entend
s'époumoner médiatiquement: "Cachez
ce saint que je ne saurais voir!".
Au diable les accoutrements, soyons nature, soyons vrai!
D'ailleurs, le décret "Missions" himself nous enjoint de
poursuivre ce dessein: l'école se doit de "promouvoir
la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des
élèves". Notez que cela fait de l'ouvrage! Parce qu'ici, pas question
de collectiviser l'affaire. Il faut résolument individualiser. Du sur mesure.
Et surtout, foin de la comparaison venimeuse. Cela ferait mauvais genre. À proscrire:
"George est
plus bouché que Tony!". Pas plus: "Élodie
chante mieux que Michal!". Pas davantage: "Jean-Marc consomme moins de circulaires que Pierre!"[1].
Que nenni! Pour chacun, mais aussi – il n'y a pas de raison – pour chacune, il
faut trouver ce qui constitue la singularité de son moi authentique, à
moins que ce ne soit le vécu du ressenti de sa nature profonde. Bref, une tâche
titanesque, véritablement sans nom.
Tiens, en parlant de nom… Quand on s'appelle DUPOND ou
DUPONT, on n'imagine pas combien, pour certains élèves, leur patronyme
constitue déjà une contrariété dans la maturation de leur identité. Tenez, par
exemple, la ci-devant DELCOMINETTE qui vous cause. Quand j'étais jeune – merci
de garder pour vous vos commentaires désobligeants! – j'ai dû subir quelques
sarcasmes; j'entends encore les remarques acerbes de quelques garnements me
hélant, juchés tout à la fois sur leur mobylette pétaradante et leur adolescence
électrique: "Eh, la minette du
delco!". Et après cela, vous voudriez que je ne sois pas lente au
démarrage!
Quant à mon prénom, ce n'est guère mieux. Il aurait pu
facilement me monter à la tête. Heureusement, de mon temps – si j'ose cette formule
d'ancienne combattante –, les jeux télévisés n'occupaient pas encore le devant
de l'écran. Sinon, je vous le donne en mille que mes compagnons de classe
auraient persiflé en me narguant: "Eugénie
en herbe!". Et les plus férus d'étymologie de me demander si j'étais
bien née dans les choux! Et après cela, vous voudriez que je n'aie pas d'interrogation
transcendantale sur mes origines!
Et oui, être soi à l'école! Tout un programme! Qui,
contrairement aux disciplines scolaires, n'en dispose guère. Point encore de
partition disponible. Ni de Michelin de la route des Indes du
développement personnel breveté et garanti sans OGM (Obstruction Grevant la
Maturation). Et donc, pour être soi, il faut s'y atteler. Et éviter d'atteler
le ça qui rue avant les nœuds du moi! Pour
cela, une solution: se coltiner à un corps à corps avec soi-même. Et surtout, à
un face à face réflexif, comme on dit aujourd'hui. Dans ce coude à coude
introspectif, il s'agit d'arracher pied à pied à l'obscurité inconsciente quelques
parcelles de lucidité. Entre quat'z'yeux, prêter l'oreille à ses projets
secrets et avoir le nez de débusquer ses vieux démons. Renvoyer dos à dos les
ambitions démesurées et les inhibitions excessives. Être la cheville ouvrière
de la découverte de son tendon d'Achille, sans couper les cheveux en quatre ni
tendre une joue paranoïaque à la première main égarée. À l'inverse, éviter de
se prendre pour le nombril du monde ou d'attraper un gros cou aux premiers
lauriers décrochés.
Un authentique exercice de funambule, toujours à deux
doigts de la chute. Une traversée sans balancier. Sans balancer ses rancoeurs.
Sans laisser tomber les bras. Sans prendre ses jambes à son cou à la première
bise venue. En cas de nécessité, espérer un bouche à bouche salvateur (c'est
une image, bien sûr!). S'interdire de rendre œil pour œil, dent pour dent aux
crocs-en-jambe de l'existence. Ne pas obéir au doigt et à l'œil à ses moindres
pulsions. Peut-être ainsi, main dans la main avec nous-même, pourrons-nous y
voir plus clair… Tiens! À vue de nez… je constate – à mon corps défendant –
combien le langage devient anatomique quand il s'agit de dessiner les contours
de notre identité…
Tout enrichie de cette gym… euh, pardon, de cette
éducation psychique, je sens pourtant poindre un doute. À l'école, est-il bien
perspicace d'exercer ainsi ses dons de voyance intérieure? Vous voici au clair
avec vos aspirations profondes, avec vos désirs enfouis, avec vos compétences
transversales, horizontales et les savoir-faire qui calent. Mais, question:
comme élève, est-il bien malin de vanter urbi
et orbi les vertus ou les anémies de votre quotient intellectuel, de faire
étalage des atours ou des failles de votre personnalité et surtout, de
confesser publiquement vos vulnérabilités cognitives?
N'est-ce pas oublier un peu vite qu'en face de vous, les
enseignants cumulent les rôles d'entraineur et d'arbitre. Pendant que vous vous
essoufflez à ascensionner les pentes abruptes du savoir, votre prof est à vos
côtés… mais dans la voiture suiveuse de son expérience, tout de même! En
revanche, quand vient le temps de faire la preuve par neuf en exposant vos
acquis, le voilà qui se mue, l'espace d'un examen, en liftier de l'ascenseur
social, en censeur potentiel de vos palmes académiques. Subitement, la bouée se
dégonfle, le trépied chavire, le 100 est aux abonnés absents! Beaucoup d'élèves
l'ont compris qui se font passer pour ce qu'ils ne sont pas vraiment! En tant
qu'enseignante, cela me met hors de moi!
Mais que m'arrive-t-il? Hors de moi, je ne me reconnais
plus! Que deviens-je? Dans l'enceinte scolaire, à quelle vie nais-je? N'ai-je
pas abusé de l'interro existentielle? Le redoublement me guette. Mais même en
me bissant, je me sens à l'étroit! J'ai besoin de retrouver mon unité, mon
éther. Je ne sais plus où j'en suis. Je ne dispose plus d'un moi si sûr.
Moisissure? Tout est pourri. Les questions se bousculent. Suis-je un moineau
pour le ça? Quels sont les dessous de mon surmoi? Dans quoi
s'imbrique l'ego? Ouf! Quel émoi!
Et après tout cela, vous voudriez être comme moi, vous?
Moi, non!
Eugénie DELCOMINETTE
EXPOSANT neuf n°18, février 2004
[1]
Les
prénoms font allusion respectivement aux hommes politiques George BUSH et Tony
BLAIR, aux participants à la Star Academy Élodie FREGE et Michal KWIATKOWSKI et aux
ministres de l'enseignement Jean-Marc NOLLET et Pierre HAZETTE.