Que j'aime tes couleuvres, café!


Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais certains objets m'ont toujours fascinée. Ainsi en est-il de la machine à café. Non point celle qui, chaque matin, gargouille son moka entre vos oniriques réminiscences d'une nuit chancelante et vos soucis anticipés d'une journée florissante; je vous parle de ces cafetières XXL qui ont vocation d'alimenter autant les collectivités laborieuses que les conversations à leurs alentours. Ainsi par exemple, dans ces antres professoraux, mélanges de mystères savamment entretenus et de fantasmes promptement colportés par des élèves à la curiosité inquiète.

Poussons donc la porte d'une de ces salles de professeurs et laissons-nous guider par les effluves éructés par le distributeur du précieux breuvage. Ici, il s'agit d'un modèle classique, sorte de beffroi ménager dont l'inox réverbère, à la manière d'un forain palais des glaces, les silhouettes affairées ou atterrées des maitres retranchés, loin des batailles grammaticales et des arabesques sinusoïdales. Là, on a opté pour un engin dont les touches de sélection s'apparentent aux cadrans sophistiqués d'un cockpit de 747, l'altitude en moins.
À travers le choix de l'ustensile, un subtil sociologue – Tiens! Ne serait-ce pas un pléonasme? – ne tarderait pas à diagnostiquer des signes de la culture de l'établissement. Sans doute, l'option "distributeur boutonneux" révèle-t-elle la patience vaincue de la direction et de quelques profs qualifiés de soigneux ou tatillons, selon que vous en êtes ou non. Ces Jean-Baptiste de l'arabica se sont finalement lassés d'avoir sempiternellement répété à la cantonade l'invitation à verser son obole autant que son bol et à astiquer son récipient après dégustation. Là où la bonne volonté fait faillite, la technique fait recette! Encore une victoire de la machine sur l'homme! Où allons-nous, bonnes gens?
Heureusement, la psychologie sociale peut nous rassurer. Comme si, bonne princesse, la technologie voulait s'excuser de la vertu ménagère dont elle nous dispense en nous offrant l'occasion d'entrer en relation. Avez-vous déjà remarqué que, entre le moment où vous avez – enfin! – trouvé la touche correspondant au breuvage escompté et celui où vous recevez votre dû, s'écoulent – outre le précieux liquide – quelques secondes dont on ne dira jamais assez que, si elles peuvent changer le cours d'une vie, elles peuvent tout autant infléchir celui d'une conversation. La nature a, parait-il, horreur du vide. Faire le siège à plusieurs du distributeur de café vous pousse inexorablement à initier une conversation.
J'ai ainsi personnellement entendu une prof de maths échanger un régime printanier prometteur d'une géométrie estivale aux courbes mieux profilées contre des adresses de gites ardéchois garantis sans OGM. Un autre jour, les Bernadette SOUBIROUS de la pédagogie affrontaient les SARKOZY de la discipline dans une joute sans borne, au point qu'ils en oublièrent de boire leur café et furent finalement expulsés par le gong de fin de récréation. Plus grave! J'ai entendu un vendredi, en fin de journée, un collègue qui s'adressait au distributeur en lui réclamant son journal de classe; n'obtenant pour toute réponse qu'un déca sans lait ni sucre, il lui a collé trois heures de retenue et exigé une signature des parents! Dernièrement, j'ai observé un curieux manège: Madame Nicole, l'institutrice de 6e primaire, déployait des manœuvres d'approche en rampant latéralement le long du mur; arrivée à proximité de l'appareil, elle se servit sans jamais oser affronter la bête de face. Interrogée sur les raisons de son comportement, elle prétendit qu'il devait y avoir une caméra intégrée à l'appareil… Elle l'avait vu à la télé!
Et je ne vous parle pas des confidences chuchotées – "Je vous dis cela, mais ne le répétez pas!" –, aussitôt troquées en médisances copiées-collées avec l'empressement d'un clic de souris. J'ai ainsi appris que… et puis, non, je ne me ferai pas le porte-voix de ces persiflages! Ne me dites pas que vous n'aviez pas constaté que ces dispensateurs de boisson pouvaient s'apparenter à des débits de poisons débités sur le ton du dépit! Et oui, si on veut bien y être attentifs, une fois dissipées les vapeurs et savourées les saveurs de cet or brun, nous pouvons, sans filtre, lire dans ses marcs, la crème… ou le "jus de chaussettes" de notre nature humaine.

Eugénie DELCOMINETTE


EXPOSANT neuf n°16, octobre 2003