Des historiens de l'amour maternel et de la
variété de ses formes dans le temps, aux sociologues de la petite enfance, en
passant par les philosophes de la libération de l'enfant, l'époque est riche en
considérations sur la spécificité sociale de l'enfance. Mais qu'en est-il du
point de vue de l'école? La "cible humaine" du projet scolaire
moderne, son bénéficiaire, son ayant droit prioritaire a-t-il un contour si
clair dans l'imaginaire pédagogique? Est-ce le futur citoyen du royaume ou de
la république? Est-ce le réceptacle de la commande parentale? Est-ce un
"adulte rétréci"? Est-ce moi reproduit? Est-ce l'inconnu du futur?
Quelle part faire à sa revendication individuelle? En vertu de quoi serait-il
vraiment à placer "au centre", en tant que "sujet de son
apprentissage", comme dit ce qui sonne presque comme un slogan? Derrière
ces questions, des réponses anthropologiques contrastées et peut-être pas si
convergentes…
Tu peux quitter l'enfance…
Elle ne s'y fera
jamais. Madame Nicole supporte toujours difficilement les pleurs d'Élodie quand
celle-ci doit quitter sa maman soucieuse de la ponctualité de son rendez-vous
professionnel matinal. Les larmes d'Élodie réveillent chez l'institutrice maternelle
le souvenir pourtant déjà lointain de ce jour où ses parents l'avaient
"oubliée" à la garderie, convaincu chacun que l'autre se chargerait
de la reprendre. Une trace d'abandon que les années n'arrivent pas à gommer
tout à fait.
C'était une
opportunité. Il l'a saisie. Quand le travail en cycle en 5e et 6e
primaires a conduit l'équipe à décider d'une répartition des matières entre les
instituteurs, Jean a plébiscité le français qu'il a toujours préféré à la
mathématique. Depuis son apprentissage des tables de multiplication, math rime
pour lui avec manque de liberté et d'expression personnelle. Deux et deux
s'obstinent invariablement à faire quatre et rien d'autre! Comme les quatre
murs de sa classe dont il rêve de sortir avec ses élèves pour découvrir le monde.
Elle est
décidément insupportable! À l'heure des compétences, la précision de ses pourcentages
alambiqués ne convainc personne. Et encore moins Jacques. Quand la prof de langues
modernes marchande la réussite d'un élève pour quelques dixièmes, il est tenté
d'abandonner son impartialité de président du conseil de classe. Comment
pourrait-il ne pas se souvenir du redoublement infligé à sa fille en 4e
secondaire. Pour quelques dixièmes d'expression orale déficiente. Précisément.
Les
professionnels de l'école ont leur enfance derrière eux. Mais la laisse-t-on
jamais vraiment au vestiaire? Comment ne pas se laisser encombrer par sa propre
enfance quand on est censé en faire sortir les jeunes qu'on a devant soi?
Comment dès lors éduquer – educere:
faire sortir, tirer hors – quand le premier incident venu convoque – à notre
insu ou en pleine conscience – les cicatrices de nos jeunes années? Ou celles
de nos enfants que nous reprenons facilement à notre compte? Quand
frustrations, humiliations ou angoisses ne se font pas prier pour (re)faire
surface sur la scène de la classe? Et que les recettes qui ont fait les beaux
jours de l'école traditionnelle ne marchent plus?
C'est que les
temps changent. La classe n'est plus implicitement construite, mais à construire.
La Loi ne fait plus l'unanimité, mais son application exige d'interminables
négociations. Devant l'effacement des repères institutionnels, la profession
appelle de plus en plus à la rescousse les ressources personnelles. Une raison
sans doute pour voir clair – autant que possible – en soi. Un soi professionnel
jamais indépendant du soi personnel. Puisque si, comme le chante Julien CLERC: "Tu peux quitter l'enfance, l'enfance
ne te quitte pas."
François TEFNIN