"Après une scolarité entière assombrie par
mes déplorables résultats en mathématiques, j'ai subitement trouvé le ressort
nécessaire à une note plus qu'honorable au baccalauréat dans le simple regard
attentif d'un professeur "mieux-veillant" que les précédents. J'en ai
retenu ce que je sais de mieux en pédagogie: le regard, le retour, l'échange
sont seuls capables d'abattre des montagnes de crainte, parfois de désespoir,
qui tétanisent les enfants face à leurs difficultés. Quel que soit leur âge.
Même si ces difficultés ne tiennent, au fond, qu'à un simple déroutage de
l'information transmise, l'incompréhension, de plus en plus souvent inavouée,
reste une forme majeure de l'exclusion."[1]
Ah, comme ce
serait simple! Pousser sur un bouton pour effacer les incompréhensions. Cognitives,
bien sûr. Mais aussi relationnelles.
Gommer ainsi les
exclusions.
Malheureusement,
il n'en est pas ainsi. Malheureusement?
Peut-être
perdrions-nous des opportunités d'expliquer l'un à l'autre ce que nous ne comprenons
pas. De nous expliquer aussi…
Se tromper, ce n'est pas rien!
Au grand
désespoir de son institutrice et de ses parents, Aurélie, 6 ans, confond les
"b" et les "d". Sans doute pour éviter tout reproche de
reconnaissance discriminatoire, elle en fait de même avec les "p" et
les "q". Avec une obstination toute adolescente, Stéphane est en
froid avec les principes physiques les plus élémentaires, ce qui fait parfois monter
la température avec son prof qui ne comprend pas une telle opiniâtreté.
Pour interpréter
ces comportements qui s'éloignent de la norme attendue, il n'est pas rare que
les enseignants – rejoints en cela par Monsieur et Madame Tout-le-monde –
fassent prioritairement appel à un ce qu'on pourrait appeler la "théorie
des manques". C'est que la nature humaine s'est montrée prodigue en
carences de toutes sortes. S'affichent ainsi aux abonnés absents: l'attention,
la compréhension, l'intérêt, la motivation…; et quand toutes ces insuffisances
ne suffisent pas, le déficit intellectuel peut encore être invoqué.
Pour avoir tous
succombé aux attraits de la théorie des manques, reconnaissons que ces hypothèses
possèdent au moins deux vertus (auxquelles elles doivent sans doute leur succès):
elles se laissent facilement convoquer et, généreuses, elles délèguent à
l'élève la responsabilité du vide incriminé. Mais, cette tentation séduisante
n'oublie-t-elle pas un peu vite que donner une "mauvaise réponse" (voire
même, s'abstenir de répondre) nécessite autant – sinon plus – d'énergie, d'élaboration
mentale, de mobilisation de ses acquis, de temps… qu'une réponse correcte, a fortiori quand cette dernière se
résume à une routine automatique? Dès lors, à l'opposé de ces explications
fondées sur l'absence, convenons que se tromper, ce n'est pas "rien".
Ce l'est
d'autant moins que nous avons tous souffert des égratignures laissées par nos
erreurs, surtout quand, en raison de leur caractère public, elles ont bénéficié
d'une publicité dont nous nous serions volontiers passés. On pourrait nous
objecter l'indifférence affichée, parfois jusqu'à la désinvolture, par certains
élèves apparemment peu soucieux de leurs résultats scolaires. Mais nous savons
bien qu'il ne s'agit là que d'une opération de camouflage rendue souvent
nécessaire par un statut à préserver aux yeux des pairs. En effet, qui accepte
sans broncher de laisser écorcher son image aux regards des autres et davantage
encore, aux siens propres?
Enfin, l'erreur
pose inévitablement question dans le rapport que nous entretenons au vrai.
Devant une erreur, l'enseignant se trouve confronté à une tension entre, d'une
part, son souci de l'accueillir comme une opportunité pédagogique et, de
l'autre, sa préoccupation de faire valoir le savoir correct… ou du moins ce qui
paraît l'être dans l'état des connaissances du moment. Dans le premier cas, il
considère l'erreur comme une étape positive, dont l'expression est
indispensable pour construire un apprentissage réel; dans le second, il mobilise
sa créativité pédagogique pour permettre à l'élève d'accéder à la rigueur du
savoir. D'un côté, il évite de laisser s'installer une indifférence au juste,
une revendication courte à un "droit à l'erreur" (comme certains
revendiquent sans limites un droit au bonheur ou à la santé); de l'autre, il
échappe à l'illusion de croire que parce qu'il a "présenté" la connaissance,
les vertus de celles-ci suffisent à effacer les représentations incorrectes. On
voit bien qu'enseigner, c'est en permanence être soucieux de l'individu qui
apprend (… et donc se trompe) et en même temps – c'est bien cela qui est
difficile – être attentif à la dimension collective des savoirs communs, en ce
qu'ils permettent aux humains de communiquer entre eux.
Non! Ni pour
Aurélie, ni pour Stéphane, ni pour leur enseignant, se tromper, ce n'est pas
rien!
François TEFNIN
Editorial du N° 23 d'EXPOSANT neuf, janvier-février
2005.