Toutes les
analyses le disent: l'Institution s'affaiblit et l'individualisme gagne du
terrain. La nécessité de réapprendre à vivre ensemble n'en est que plus
manifeste. L'école est un lieu privilégié pour cet apprentissage. Cependant, il
ne faut pas perdre de vue qu'elle est avant tout – et essentiellement – un lieu
de découverte et de transmission des savoirs. L'apprentissage du "vivre
ensemble" est donc à intégrer dans un ensemble plus vaste, celui de
l'Apprentissage, tout simplement.
"Jamais sans les autres"
Faut-il que les
pubs de téléphonie mobile l'affirment pour nous en convaincre? La nécessité de
repenser notre vie sociale fait aujourd'hui figure de priorité. Ainsi, à
l'école, pour de trop nombreux enseignants, la gestion pacificatrice du
groupe-classe requiert-elle au moins autant d'énergie que le respect du
programme. Qu'ils le veuillent ou non, ils sont ainsi contraints de conjuguer
instruction et socialisation.
Cette
(ré)invention de la vie collective ne devrait pas – ou du moins, pas seulement
– s'effectuer en dehors de la classe, dans des activités spécifiques. Elle
devrait d'abord être intégrée au cœur des apprentissages. Elle peut l'être d'au
moins trois façons. Une première est celle des méthodologies: l'exposé ex cathedra ou le travail de groupe, le
face à face individuel avec un ordinateur ou un projet collectif ne développent
pas à l'évidence les mêmes habiletés relationnelles chez les élèves.
Un deuxième
niveau est celui des contenus. Comment les différentes matières privilégient-elles
ou tiennent-elles à l'écart des thèmes plutôt centrés sur l'individu ou
d'autres davantage représentatifs des questions collectives? Faire lire un
texte romantique ou un roman historique n'est pas équivalent en ce que l'un et
l'autre apportent à la conception de la vie en société que se construiront les
élèves.
Au-delà de ces
deux premières approches, il en est une troisième: celle-ci touche à la manière
de concevoir la fonction des disciplines scolaires considérées comme des
objets-tiers qui contribuent à médiatiser les rapports humains. Ainsi, à quoi
"sert" l'histoire? Briller à "Questions
pour un champion" en faisant étalage des successions monarchiques ou
se forger des outils de compréhension de l'évolution des phénomènes sociaux? "La géographie, cela sert d'abord à
faire la guerre" affirmait il y a quelques années le titre d'un livre.
Comment cette discipline sensibilise-t-elle les élèves à la construction
d'accords sur la répartition et l'appropriation de l'espace? Les compétences
langagières véhiculent-elles des savoirs aseptisés ou donnent-elles des
instruments d'émancipation sociale? La maîtrise de l'argumentation sert-elle à
écraser ou à convaincre l'autre? La science dévoile-t-elle les trésors d'une
botanique champêtre ou les questions d'une biologie en proie aux manipulations
génétiques qui peuvent affecter les relations intergénérationnelles? La
religion permet-elle de construire un sens à sa vie ou vise-t-elle à embrigader
jusqu'au fanatisme des fidèles prêts à tout? Quelle place l'éducation physique
réserve-t-elle aux sports de compétition – individuels ou collectifs – ou de
combat ou encore à ceux qui commandent une nécessaire solidarité, comme
l'escalade, par exemple? Entre les lois triomphantes d'un marché ultralibéral
et les alternatives du non marchand, comment se situe l'économie?
On pourrait
ainsi passer en revue toutes les disciplines. Considérées comme des ressources
pour penser le monde et donc agir sur lui, elles révèlent leurs nombreuses
possibilités de construire du lien social ou au contraire d'exacerber un
individualisme déjà trop présent. Tout dépend évidemment de l'usage qu'on en
fait. Sans doute, convient-il de nuancer les présentations dichotomiques faites
ici et envisager ces alternatives plutôt comme des tensions.
Il revient
néanmoins aux enseignants de choisir de faire apparaître de manière explicite
ou "subliminale" ces tensions: dans la sélection des méthodologies,
dans celle des contenus et dans l'image qu'ils donnent des fonctions de leur
discipline. Cette représentation devrait inclure non seulement les dimensions
scientifiques ou techniques de ces disciplines, mais également leurs dimensions
éthiques et sociales, à la base de la "raison large". En effet,
n'est-ce pas, pour une part, sur la base de l'image qu'ils se font des
disciplines scolaires que les élèves élaborent leurs choix d'orientation?
Produire, former, créer, informer, réparer, convaincre… autant d'actions que
peuvent alimenter dans des proportions diverses les programmes scolaires.
Autant de professions qui s'y associent plus ou moins directement. Autant de
manières de les exercer. Avec ou sans les autres. Pour ou contre eux…
François TEFNIN