Comme chacun ne sait pas...

"Ne disez pas disez, disez dites!" Cette formule aux relents de paradoxe rappelle aux plus anciens les quinzaines du bon langage aujourd'hui disparues. On ne sait trop si c'est leur côté impératif qui a rebuté l'homme contemporain enivré de liberté ou si leur passage aux oubliettes est dû à  leur – trop longue – durée, insupportable à notre frénésie de zappeurs patentés.
À l'index
Au risque de paraître ringard, certaines expressions entendues ici et là mériteraient pourtant de subir quelques foudres orthodoxes. Ainsi, prenez l'affirmation "Comme chacun sait". Elle ponctue généralement les interventions de tel conférencier ou de tel débatteur télévisuel. Bien sûr, cette formulation n'a rien de répréhensible du point de vue de la grammaire ou de la syntaxe. C'est ailleurs que le bât blesse.
C'est tout d'abord son apparente inutilité qui frappe. Si effectivement l'énoncé de l'orateur fait partie du bagage de connaissances de l'assistance, pourquoi s'évertuer à l'évoquer? Si ce n'est peut-être parce que cette insertion remplit une autre fonction que celle d'un bienveillant rappel. Sous ses airs d'installer une apparente connivence entre gens de bonne compagnie encyclopédique, ne s'agirait-il pas en fait de garantir à cet adepte de l'évidence une forme de distance, voire de supériorité par rapport à son public? En effet, qui osera publiquement intervenir pour avouer son ignorance de la chose qui tombe sous le sens? Et une question impertinente ne risquerait-elle pas de mettre en évidence que celui qui parle n'en sait peut-être pas autant qu'il le prétend?
Sur les bancs du savoir
S'il est un domaine où le savoir n'est pas partagé à l'unanimité et équitablement, c'est bien celui de l'école, dès la maternelle jusqu'à l'université. Aussi, ne serait-il sans doute pas inutile que tout enseignant se rappelle régulièrement que chacun de ses écoliers/élèves/étudiants ne maîtrise pas nécessairement ce qui paraît évident pour lui. Quand bien même la notion, la règle, la théorie faisaient partie du programme de l'année précédente.
Et pour s'assurer une vigilance au savoir encore inabouti de leur classe, outre d'évacuer de leur discours l'expression "Comme chacun sait", on pourrait suggérer à tous nos maîtres de se retourner un bref instant sur leur propre parcours. Et de convoquer les expériences heureuses ou malheureuses où eux-mêmes se sont trouvés en panne de savoir, sans avoir trouvé autour d'eux une bouée salvatrice. Histoire de ne pas passer à côté d'une occasion d'apprentissage. Pour les élèves, mais aussi pour eux-mêmes. Car, comme le dit Gérard Brennam, que j'avoue ne pas connaître, "Ignorer l'ignorance de quelqu'un est la pire des ignorances". A fortiori pour un enseignant.

François TEFNIN

Article publié dans le N° 73 d'entrées libres, novembre 2012.