Dans les
semaines qui ont suivi l'assassinat de Joe
VAN HOLSBEECK [1], les
commentaires et analyses n'ont pas manqué. Expressions de compassion, de
tristesse, de colère ont alterné avec regards à distance censés nous faire
comprendre l'incompréhensible. Les premières n'ont pas toujours évité la dérive
facile des amalgames et des boucs émissaires. Les seconds ont convoqué à ce
point toutes les sciences humaines qu'il en devient parfois difficile de savoir
comment articuler les explications. Jusqu'à, parfois, nous dispenser d'une
réflexion personnelle. Et pourtant…
Il y a un peu de
nous dans les rêves brisés de Joe, dans la promesse non tenue d'une vie qui
s'annonçait débordante de projets. Mais notre mémoire ou notre information sont
souvent déficientes quand elles nous dispensent d'associer à Joe toutes celles
et tous ceux dont l'histoire, pourtant aussi dramatique et révoltante, n'a pas
fait la une des médias.
Oserait-on
écrire qu'il y a aussi un peu de nous dans les mobiles des agresseurs? Sans en
arriver à de telles extrémités, résistons-nous toujours aux appels de la
consommation facile, des publicités séductrices, d'une société où l'avoir prend
trop souvent le pas sur l'être? En écho aux situations d'agression, n'entretenons-nous
pas, parfois, la croyance que des mesures de sécurité accrue suffiront à les résoudre?
Heureusement, il
y a également un peu de nous dans les réactions de l'entourage familial, amical
et scolaire de Joe. Dans la volonté de refuser les condamnations rapides sans
éléments probants et vérifiés. Dans le souhait de "rétablir un dialogue
avec les jeunes délinquants restant en marge de notre société", comme le demandent les 250.000 signataires
de la pétition des amis de Joe.
Il peut y avoir
un peu de nous quand à l'école, nous enseignons l'usage correct de la langue.
Pour favoriser la dénomination précise qui évite les approximations injustes.
Pour permettre une expression des émotions rapportée in fine à des valeurs. Pour utiliser les mots et leur force symbolique
afin de dénoncer le mal, d'où qu'il vienne, et rechercher les chemins
alternatifs d'un progrès en humanité. Pour associer dans un même mouvement,
alors qu'elles nous paraissent parfois exclusives, liberté et responsabilité.
Il peut y avoir
un peu de nous quand à l'école, au-delà des faits divers individuels, nous encourageons
une lecture des évènements qui intègre une compréhension fine des conditions de
vie de trop nombreux de nos semblables. Ici et là-bas. Les déséquilibres économiques
et les "lois du marché", les restrictions de liberté, les mécanismes
d'exploitation en vigueur dans de nombreux pays, mais aussi parfois chez nous,
constituent autant d'agressions dont nous ne savons que trop peu comment nous y
réagirions si nous y étions confrontés de manière dramatique et récurrente.
Bien sûr, un
juge doit prononcer une peine pour un acte inqualifiable. Mais la justice n'est
pas seulement celle des prétoires. Cette "autre justice" ne se limite
pas aux portes de notre quartier, de notre pays. Toutes les caméras de
surveillance du monde ne suffiront pas à ramener un vivre ensemble acceptable
par tous. Il nous appartient donc, à chacune et à chacun, d'y travailler, à
l'encontre de l'individualisme contemporain qui nous envahit dans ce qu'il a de
plus pervers. Ce n'est qu'à ce prix que demain – et nos classes, ateliers et
auditoires peuvent y contribuer à leur mesure –, il y aura un peu plus de
"nous".
François TEFNIN
Article publié
dans le N° 9 d'entrées libres, mai 2006.
[1]
Le 12 avril 2006, Joe VAN HOLSBEECK est accosté par deux jeunes dans
le hall de la gare centrale à Bruxelles. Ils tentent de lui dérober son
baladeur numérique. Comme il résiste, Joe reçoit des coups de couteau qui
entraineront sa mort dans la soirée.